Critiques // Critique • « L’homme inutile ou la conspiration des sentiments » de Iouri Olecha par Bernard Sobel à la Colline

Critique • « L’homme inutile ou la conspiration des sentiments » de Iouri Olecha par Bernard Sobel à la Colline

Sep 12, 2011 | Aucun commentaire sur Critique • « L’homme inutile ou la conspiration des sentiments » de Iouri Olecha par Bernard Sobel à la Colline

Critique de Dashiell Donello

Bernard Sobel met en scène « L’homme inutile ou la conspiration des sentiments » de Iouri Olecha (1899-1960) une pièce philosophique forte et profonde.

Quoi de mieux que Olecha lui-même pour nous résumer l’histoire : « Un jeune homme, Nicolas Kavalerov, juste aussi vieux que le siècle, engage le combat avec son “bienfaiteur” Andreï Babichev un communiste et directeur d’un trust d’alimentation industrielle.
Kavalerov tient Andreï pour un imbécile, un “marchand de salami”, une idole, dépourvue de sentiments, qui étouffe tout ce qui est humain: tendresse, sentiment vrai, individualité.
Le jeune homme rêve d’être “le tueur à gages vengeur de son siècle”.
Il veut tuer le communiste Andreï Babichev, pour ne pas capituler sans combattre cette nouvelle figure et pour ne pas abdiquer sa personnalité propre qu’il considère hautement douée et inéluctablement vouée à la destruction.
Une conspiration enfle contre le directeur. À la tête de la conspiration se tient le frère du directeur, un personnage fantastique, Ivan Babichev, le roi des oreillers : “Suivez−moi… vous les couards, les jaloux, les amants, les héros… vous les chevaliers aux brillantes armures… suivez−moi… je conduirai votre dernière marche.” »

© Élisabeth Carecchio

Comment vivre entre l’art et la vie sous un régime stalinien ?

L’objectif avoué d’Olecha est clairement de montrer qu’un engagement passionné n’est pas l’exclusivité d’un peuple du vieux monde, qu’un sentiment fort n’est pas de la forfanterie, que ceux qui bâtissent le monde nouveau et une vie nouvelle ne sont pas forcément plus humains. Si le personnage d’Andreï Babitchev fait profession de producteur de saucissons, c’est pour vivre son communisme d’une façon moderne et vivante. L’auteur oppose ainsi la talentueuse rhétorique d’Ivan Babitchev, son frère, roi des grands sentiments, à celui d’Andreï et sa réalité charcutière. Il faut être utile et ceux du passé ne sont pas utiles, car on ne doit plus perdre la tête par amour, mais suivre la ligne technologique et idéologique du communiste. Le vrai talent c’est de suivre la ligne. La ligne de moindre résistance. Il faut être le chantre de la bouffe-masse et non celui des sentiments. Kavalerov apprend à ses dépens que son romantisme se défait au profit d’un saucisson pourtant peu romantique. Tous les personnages on un vœu de désir dans un futur proche. Le vœu de mort de celui-là pour qu’un logement se libère, celui de la célébrité pour cet autre etc. Mais les morts ne peuvent avoir de désirs. Alors la pourriture pointe du nez, et la trivialité devient reine.

© Élisabeth Carecchio

Si Olecha sent les frimas de l’âme envahir son corps égoïste, il sait qu’il n’est pas le seul dans cet hiver individualiste. Il pense plutôt à la banalité d’un exemple général. Si son cas était isolé sa signification serait alors monstrueuse, mais c’est la généralité qui émerge. Il se pose alors la question : comment vivre entre l’art et la vie sous un régime stalinien ? Sa réponse : « je voyage dans un pays invisible. Qu’est-ce à dire, par conséquent ? Qu’à l’encontre de tous, à l’encontre de l’ordre et de la société, je crée un monde qui ne se soumet à aucune loi, sinon celles fantomatiques, de mes sensations personnelles ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il y a deux mondes : l’ancien et le nouveau, mais alors, qu’est−ce que ce monde ? Un tiers monde ? Il y a deux voies; mais alors, qu’est−ce que cette tierce route ? »

Vous l’avez deviné Olecha est un poète lucide qui manifeste dans son œuvre son moi profond. Il faut venir à la Colline voir et entendre ce texte magnifique d’intelligence malgré quelques réserves. Car il est dommage qu’un si grand texte soit amoindri par les balbutiements d’un acteur qui nous avait habitué, jadis, à des interprétations plus talentueuses. Cette représentation, en manque d’inspiration n’avait pas le bon tempo et Pascal Bongar était en quête de son texte et de son personnage. Heureusement, John Arnold a pris à son compte l’énergie manquante, bien épaulé par Vincent Minne et Sabrina Kouroughli. Les éléments de décors figuraient des tours sorties tout droit d’une bande dessinée. Cela était juste et se fondait merveilleusement bien dans l’espace. La forme était dans l’esprit de cette pièce. Mais tout était trop centré et on aurait aimé une utilisation cour et jardin plus subtile. La machinerie était manipulée lourdement et ordonnée dans des perspectives vagues. Cela en finalité opprimait la vision d’ensemble et réduisait l’action.

© Élisabeth Carecchio

Sur le fond la mise en scène de Bernard Sobel est à l’image de l’enseigne lumineuse qui s’expose sur la scène, au début du spectacle. On peut lire ceci : « Marx Donald ». Cette métaphore nous met sur un chemin contemporain et nous donne à réfléchir aux slogans d’aujourd’hui des entreprises du CAC 40. Ce que le communisme avait rêvé le capitalisme le fait aujourd’hui. La malbouffe est au cœur de notre société et le besoin de technologie est une addiction puissante. On doit remercier Bernard Sobel de mettre en scène la pièce de Iouri Olecha qui a un retentissement contemporain et prophétique. Nous espérons sincèrement que les prochaines représentations seront à la hauteur de cette œuvre magistrale.

L’homme inutile ou la Conspiration des sentiments
De : Iouri Olecha
Traduction du russe : Marianne Gourg
Mise en scène Bernard Sobel
Avec : Amine Adjina, John Arnold, Pascal Bongard, Éric Castex, Ludmilla Dabo, Magalie Dupuis, Claude Guyonnet, Sabrina Kouroughli, Vincent Minne, Romain Pellet
Collaboration : Michèle Raoul-Davis
Décor : Lucio Fanti
Lumière : Alain Poisson
Son : Bernard Valléry
Costumes, coiffures et maquillage : Mina Ly
Assistante à la mise en scène : Mirabelle Rousseau

Du 9 septembre au 8 octobre 2011
Du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30

Théâtre National de la Colline
15 rue Malte-Brun, Paris 20e – Réservations 01 44 62 52 52
www.colline.fr

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