Critique de Dashiell Donello –
Dans une petite ville de garnison, perdue au fin fond de la campagne russe, trois jeunes femmes, arrivées là avec leur défunt père, ancien commandant de brigade, rêvent de retourner à Moscou, où elles ont passé leur enfance. Diverties par les visites des militaires, les soeurs retrouvent un semblant de vie. Macha, mariée trop jeune à un époux ennuyeux, tombe amoureuse d’un commandant, Olga reprend goût à la vie et Irina se fiance à un lieutenant. Mais bientôt sonne le départ des troupes, le fiancé de la cadette meurt en duel, et la solitude reprend ses droits sur l’existence de ces trois femmes désormais recluses et désillusionnées. Chronique sur plusieurs années de cette vie en marge de l’histoire et de la modernité, ce drame en quatre actes dresse, avec ironie, le portrait d’une jeunesse sans perspective ni illusion, comme figée dans un temps mortifère. Étrange miroir d’un pays à la déroute, Les Trois Soeurs saisissent l’image d’une société au seuil d’un destin qui ne pourra advenir, consciente de sa fin imminente.
Le décor comme lieu de mémoire affective
Les notes de Stanislavski en guise de nouvelle mise en scène, à la Comédie Française ? Pourquoi pas. Le statut unique de cette institution peut se permettre la recherche et l’expérimentation.
La difficulté quand on monte Tchekhov, c’est qu’on a vu tellement de mise en scène, qu’on se demande ce qu’on peut faire de mieux, dit Alain Françon qui signe cette nouvelle mise en scène. Faire mieux ? Peut-on faire mieux que la vie ? L’objectif du théâtre est la rencontre avec le public via une œuvre et des comédiens. Cette relation représente, on le sait bien, la vie transposée dans le drame ou la comédie. Alors qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! Bertolt Brecht avait le flacon de la distanciation. Stanislavski celui du Si magique. A l’opposé, Meyerhold donnait dans la biomécanique et Edward Gordon Craig conseillait la surmarionnette. Peter Brook l’espace vide, Grotowski de prendre le chemin d’un théâtre pauvre etc. Tout cela nous a enivré et nous enivrera encore. Tous ces chercheurs, tous ces chemins mènent au théâtre. Car on trouve aussi le sens d’une œuvre par l’histoire du théâtre. Remonter à la source, pour retrouver la première fois, c’est aussi de la recherche. Il y aurait tant à dire, sur le faire et le comment de l’art dramatique, que le cadre d’un article ne peut en aucun cas être achevé hic et nunc.
A Moscou ! A Moscou ! A Moscou !
Tchekhov (1860-1904) avait le « flacon » de la science, il s’enivrait dans la lecture de Darwin : « Quelle merveille ! Je l’aime terriblement ! ». Son rêve était d’évoquer tout un clair de lune en peignant seulement son reflet sur un tesson de bouteille. Il cherchait aussi un tableau de maître dans les détritus de la vie. Ces deux exemples sont dans son théâtre. Un reflet de la vie profonde sous un voile éthéré ; reflétant le chef-d’œuvre immanent de la vie ordinaire. La pièce Les Trois Sœurs a été créée en 1901, au théâtre d’art, à Moscou. Tchekhov croyait avoir écrit un vaudeville, mais toute la troupe ne lui parlait que de drame ou de tragédie. Cela l’avait mis en colère, il quitta réunion, stupéfait. Stanislavski se précipita chez l’auteur, et le trouva chagriné et hors de lui. Tchekhov a du se rendre à l’impression générale, puisqu’il a en définitive appelé Les Trois Sœurs, drame. Néanmoins, Alain Françon a su trouver l’humour et la profondeur qui caractérise l’œuvre du grand dramaturge. On rit beaucoup au premier et au deuxième acte. La coïncidence de la fin du deuil du père et de la fête d’Irina. Le décalage entre une toupie qui fait un bruit particulier, et le remède contre la chute des cheveux. Verchinine, dit le commandant amoureux, qui se pose la question de savoir pourquoi la gare est si loin de la ville. Soliony qui se parfume les mains et la poitrine de manière répétitive. Koulyguine qui offre toujours le même livre, etc. Un humour qui fait pleurer et des pleurs qui font rire voilà la confusion et la beauté de l’écriture de Tchekhov. Sa poésie de la pluie et du beau temps atteint son point culminant avec cette réplique digne de réflexion : Le sens… Voilà, il neige. Où est le sens ?
Tous ces personnages parlent d’un avenir meilleur, d’une vie heureuse dans deux ou trois cent ans. Mais ils ne font rien pour que cela arrive dans le temps présent.
Tchekhov pensait que son œuvre ne durerait pas après lui, sept ans guère plus. Cent six ans après sa mort, elle nous passionne inlassablement. Et l’on ne cesse de réciter ce vœu profond d’Olga :
Oh mes soeurs chéries, notre vie n’est pas terminée. Il faut vivre ! La musique est si gaie, si joyeuse ! Un peu de temps encore et nous saurons pourquoi cette vie, pourquoi ces souffrances… Si l’on savait ! Si l’on savait !
Alain Françon a remonté le temps d’heureuse façon. Les comédiens y participent grandement, on est ravi de voir l’authenticité de leur personnage. Ainsi que la scénographie de Jacques Gabel et la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan. La troupe du Français est au summum de son art et l’on ne peut que dire bravo !
Les Trois Soeurs
De : Anton Tchekhov
Mise en scène : Alain Françon
Avec : Michel Robin, Éric Ruf, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Guillaume Gallienne, Michel Vuillermoz, Elsa Lepoivre, Stéphane Varupenne, Adrien Gamba-Gontard, Gilles David, Georgia Scalliet, Hélène Surgère et les élèves-comédiens de la Comédie-Française Christophe Dumas, Géraldine Roguez, Chloé Schmutz, Renaud Triffault et Floriane Bonanni
Dramaturgie et assistante à la mise en scène : Adèle Chaniolleau
Scénographie : Jacques Gabel
Costumes : Patrice Cauchetier
Lumières : Joël Hourbeigt
Son : Daniel Deshays
Musique originale : Marie-Jeanne Séréro
Conception maquillages et coiffures : Dominique ColladantDu 22 mai au 16 juillet 2010
Reprise du 16 décembre 2010 au 28 mars 2011Comédie Française
Place Colette, 75001 Paris
www.comedie-francaise.fr