Critique d’Audren Destin –
« Tu la voyais pas comme ça ta vie
Pas d’attaché-case quand t’étais p’tit
Ton corps enfermé, costume crétin
T’imaginais pas, j’sais bien
Moi aussi j’en ai rêvé des rêves, tant pis
Tu la voyais grande et c’est une toute petite vie
Tu la voyais pas comme ça, l’histoire
Toi, t’étais tempête et rocher noir
Mais qui t’a cassé ta boule de cristal
Cassé tes envies, rendu banal ? »
Il parait que le metteur en scène russe Youri Pogrebnitchko est un grand amateur de chanson française. Je ne sais pas s’il connait cette chanson d’Alain Souchon, mais le texte me semble faire écho aux différents thèmes abordés dans « Les Trois Sœurs ».
Dans « Les Trois Sœurs », il ne se passe pas grand-chose en apparence. On y boit du thé, on bavarde de tout et de rien, on fait un peu de philosophie, on reçoit du monde et on rêve beaucoup. Mais derrière cette non-action, il y a une véritable atmosphère, un sentiment mélancolique qui traduit l’impuissance que ressentent les personnages. Les trois sœurs, qui vivent avec leur frère Andreï dans une petite ville de province, s’observent les unes les autres, dans un état contemplatif, sans savoir comment occuper leurs forces, sans arriver à saisir la vie, rêvant de partir à Moscou pour tout recommencer. On y rêve, année après année mais on ne part pas, on ne partira jamais.
« Savoir trois langues dans une ville pareille, c’est du luxe. Une espèce d’excroissance absurde, un sixième doigt. Nous savons beaucoup de choses inutiles. »
Sur cette toile de fond, on imagine mal comment Tchekhov a pu qualifier sa pièce de comédie. Et pourtant les ingrédients comiques sont là et la force de cette mise en scène et d’avoir su les mettre en avant. Youri Pogrebnitchko a trouvé le rire là ou il se cache, dans les silences, les envolées, les répétitions, les décalages. C’est un comique de l’absurde, de la dérision, dans lequel il y a un véritable jeu de décalage entre le texte et les actions. Les personnages semblent détachés d’eux-mêmes et il règne sur le plateau une sorte de douce folie. C’est un humour à froid, « dépressif », mais extrêmement efficace. Soudain, c’est le silence, le monde semble s’être arrêté alors que tous les comédiens ont les yeux fixés sur une toupie qui tourne sur la table. Un autre moment c’est une scène d’au-revoir qui est rejouée trois fois de suite, l’air de rien, une manière habile d’exprimer plusieurs sentiments contradictoires dans une seule scène. Entre certaines scènes, les comédiens chantent des chansons populaires, la nounou notamment, qui chante à plusieurs reprises sur le temps qui passe : « vite vite comme ce n’est pas permis, les jours passent comme des heures ». Les chansons sont belles, émouvantes et magnifiquement interprétées.
Ce texte, Youri Pogrebnitchko l’arpente depuis des années, le recoupant, le remaniant sans cesse, utilisant les mêmes acteurs, mais pas forcément dans les mêmes rôles. S’il prend beaucoup de liberté par rapport au texte original, dans le découpage et la structure mais également dans la mise en scène (ajout de personnages ou de fantômes, gags, décalages, chansons…etc.) on ne peut néanmoins que ressentir une véritable proximité avec l’œuvre de Tchekhov.
Les Trois Sœurs
– Russe surtitré –
De : Anton Tchekhov
Mise en scène : Youri Pogrebnitchko
Avec : les acteurs du Théâtre Okolo Dimitri Bogdan, Aléxeï Chendrik, Anna Egorova, Konstantine Jeldine, Serguéï Kaplounov, Elen Kassianik, Vladimir Khrabrov, Ekatérina Koudrinskaya, Lana Lissitskaya, Nikita Loguinov, Ilia Oks, Alexandre Orav, Youry Pavlov, Maria Pogrebnitchko, Vitaly Stepanov et Alexandra TioufteyLes 7, 8 et 9 décembre 2010
Théâtre de l’Atalante
10 place Charles Dullin, 75018 Paris – Réservations 01 46 06 11 90
www.theatre-latalante.com