Critiques // « Les Trois Sœurs » d’Anton Tchekhov à la Comédie Française (reprise)

« Les Trois Sœurs » d’Anton Tchekhov à la Comédie Française (reprise)

Déc 21, 2010 | Un commentaire sur « Les Trois Sœurs » d’Anton Tchekhov à la Comédie Française (reprise)

Critique de David C.

De la science de l’illusion et de l’art du réel

C’est un jour de fête dans la maison des trois sœurs. Tout est joyeux et lumineux. Le deuil du père, mort il y a un an, est terminé. Les militaires, habitués de la maison, sont là. Arrivent les cadeaux et les récentes connaissances : Verchinine, le nouveau commandant de la batterie en garnison dans la ville, et Natacha, la fiancée d’Andreï, le frère. L’avenir est plein de certitudes heureuses : retourner à Moscou, la ville natale, commencer à travailler, se marier.
Quatre ans plus tard, le rêve de Moscou est mort, les sœurs ont été chassées de leur maison par leur belle-sœur, les militaires, qui constituaient l’essentiel de leur société, s’en vont. Tout s’est vidé : la ville et la maison comme la question du sens qui a traversé toute la pièce. Les trois sœurs n’ont plus que l’espoir qu’un jour, peut-être « on saura pourquoi l’on vit, pourquoi l’on souffre ». Les certitudes se sont transformées en suppositions, l’avenir ne s’envisage plus qu’au conditionnel, mais le présent réclame de vivre : c’est là que s’achève « Les Trois Sœurs », au seuil d’une vie à recommencer.

Vous connaissez maintenant la pièce. Très bien. Mais ce n’est absolument pas là que s’achève « Les Trois Sœurs ». Tout est à découvrir.

© Raynaud de Lage

Thèse : Le scientifique doit être objectif pour observer le monde, ainsi l’était Tchekhov.

Observez. Que voyez-vous ? Qu’est-ce qui se passe là devant moi, devant vous ? Une femme pleure, puis rie. Un homme crie puis charme. Qu’est-ce que c’est drôle ! C’est tellement vrai, tellement sincère, que je ne peux m’empêcher de rire. Moi qui suis tellement enfermé dans mes principes, je vois autre chose, qui n’est pas le principe affirmé de quelqu’un. Est-ce principe objectif ? Et ce décalage, cette contradiction entre mon principe et cet autre principe, ça me fait rire. Quel génie ce Tchekhov ! Arriver à transmettre la vie de cette façon, sans l’altérer. C’est beau.

Une question me taquine : est-ce bien objectif ? N’est-ce pas là le principe de Tchekhov, ou de Françon, le metteur en scène, ou de la Comédie Française, ou des acteurs ? Qu’importe. Les sentiments sont bien réels. La pièce m’a rendu heureux. Le décor m’a rendu heureux, les acteurs m’ont rendu heureux, le théâtre m’a rendu heureux. Observer tout cela m’a rendu heureux. Et m’a fait rire.

De toute façon, j’observe. Tiens ! La bonne est en train d’installer les chaises, là, tout au fond. Tiens ! Cet homme est dans le coin à rien faire, perdu dans ses pensées. Et puis j’observe tous ces personnages, complètement vivants, complètement perdus dans leurs principes, leurs rêves et souvenirs.
Et le meilleur, la crème, c’est quand les personnages observent. Je me retrouve à observer un observateur. Quelle mise en abîme ! Quel miroir pour moi ! Et surtout, qu’est-ce que je rigole.

© DR

Antithèse : L’artiste incarne, vit, veut tout, ainsi l’était Tchekhov.

Tout de même. Je n’ai pas été voir un spectacle documentaire. Aucun principe objectif ne m’a été donné clairement. Tout est arrivé. Sans explications. Tous ces personnages ont bien été emportés dans des tourments gigantesques, ont été oppressés par le poids de leurs secrets, de leurs passés et de leurs espoirs.
Mais voici donc ma seule critique « négative » : à force de parler d’objectivité, je sens parfois une certaine froideur, un certain désengagement de la réalité. Alors que non, moi je veux sentir la chaleur de la vie, des cris, des silences, des rires et des pleurs.
Par exemple : je vois l’acteur, qui tente de mettre de l’émotion, de vivre pleinement les choses, à sa façon, selon ses propres principes, trop saoulé de devoir se soumettre à ce poids de science, trop calculé. L’acteur pousse des cris de hasard, d’inconnu, de « je m’en fous, je fais ce que je veux ». Alors il en fait trop, il ne respecte plus la réalité, il joue la lenteur dans une ambiance lente.
Ou alors parfois je vois l’acteur complètement sous l’emprise de la science. Il est devenu une machine. Il récite son texte, accélérant le temps, perdant la conscience de sa situation.

À l’entracte, j’ai entendu une femme à côté de moi dire : « c’est plus mélancolique que dans mon souvenir ». Quelle phrase mélancolique. Elle avait vu juste. Quand on s’enferme dans le passé, qu’on cherche à recréer ce qui a existé (comme on fait un peu à la Comédie Française), on a tendance à perdre la vitalité du présent.

Synthèse : Ce spectacle est riche, rempli de savoir et de vie.
Est-il sincère, vrai ? Posez-vous la question une fois que vous l’aurez vu.

Les Trois Soeurs (reprise)
– Molière 2011 du jeune talent féminin (Georgia Scalliet) –
De : Anton Tchekov
Mise en scène : Alain Françon
Dramaturgie : Adèle Chaniolleau
Scénographie : Jacques Gabel
Avec : Michel Robin, Eric Ruff, Bruno Rafaelli, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Guillaume Gallienne, Michel Vuillermoz, Elsa Lepoivre, Stéphane Vapurenne, Adrien Gamba-Gontarad, Gilles David, Georgia Scalliet, Hélène Surgere
Costumes : Patrice Cauchetier
Lumières : Joël Hourbeigt
Son : Daniel Deshays
Musique Originale : Marie-Jeanne Serero
Conception maquillage et coiffure : Dominique Colladant

Du 16 Décembre 2010 au 28 Mars 2011

Comédie Française
Place Colette, 75 001 Paris
www.comedie-francaise.fr


Voir aussi :
L’article de Dashiell Donello

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