Critique de Denis Sanglard –
Embarquement immédiat !
C’est un beau voyage, un grand voyage auquel nous convie Ariane Mnouchkine et son théâtre du Soleil ! Un voyage en bateau où nous traversons les océans, de Cardiff à la Patagonie, du Canal de Beagle au large de l’Ile d’Hoste. Nous essuyons des tempêtes de neige, luttons contre des vents glacials. Nous assistons à un tragique naufrage et son héroïque sauvetage. Participons à une séparation des frontières, entre deux pays, qui vire au burlesque où ne manquent pas les tartes à la crème. Nous rencontrons Victoria the Queen herself jouant avec Darwin himself. On voit passer une autruche, quelques indiens aussi. Il y a de vilains capitalistes en première classe et des pauvres en fond de cale. Nous rêvons à un contrat social pour les générations futures. Nous regardons impuissant à sa déconfiture. On s’aime, on meurt d’amour. On découvre la fraternité, la solidarité. On frémit pour les héros, on pleure pour l’héroïne. On conspue les méchants. Et passe toujours la même mouette. C’est du cinématographe et c’est muet…
Tout se passe dans un grenier transformé en studio cinématographique, au dessus du Fol Espoir, cabaret des bords de marne. Réfugiés là, après une rupture avec la maison Pathé, le couple Lapalette, frère et sœur, réalisent leur grand rêve, un cinéma d’éducation populaire, un cinéma politique. On tourne vaille que vaille. C’est fait de bric et de broc et chacun, de la souillon au patron du Fol Espoir participe à cette grande aventure singulière. Tour à tour comédiens, machinistes, décorateurs, accessoiristes… C’est un ballet qui tournoie, improvise follement sous nos yeux ébahis. Car le temps presse. Nous sommes à la veille de la Grande Guerre. L’attentat de Sarajevo coïncide avec le premier tour de manivelle. L’inquiétude est là, palpable. L’utopie socialiste des Lapalette va se fracasser avec la mort de Jaurès. La guerre donnera le clap de fin.
Une épopée humaniste
C’est un balancement perpétuel entre le cinéma et le théâtre, entre deux plateaux, qui se répondent, se confondent et d’un seul élan nous posent les mêmes questions sur le destin de l’homme, sur l’avenir de l’humanité. C’est merveille de voir comment cela s’épouse sans heurt, avec une facilité déconcertante. Le scénario des Lapalette (tiré d’un roman posthume de Jules Vernes les naufragés du Jonathan) se heurte à la réalité politique qui peu à peu encombre le cabaret. Mais Jean et Gabrielle Lapalette (à eux deux ils semblent être un double hilarant et émouvant d’Ariane Mnouchkine) ne désarment pas devant les faits tenaces qui menacent l’avenir. On parle déjà de l’Europe (« au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire, elle s’appellera l’Europe. Deux siècles plus tard, elle s’appellera l’Humanité. »). On rêve “au grand soir”. C’est drôle et c’est grave. C’est d’une grande poésie. Les comédiens sont épatants. On passe du burlesque propre au cinéma muet, à l’émotion la plus nue. Avec cette affirmation que le cinéma, l’art en général, est une autre façon de tenir tête aux évènements, de garder cette part de rêve et d’utopie. Pour exemple, quand toute l’équipe du Fol Espoir vote pour continuer l’aventure après la mort de Jaurès…
Quarante-cinq ans
Comment ne pas y voir la compagnie elle-même ! Le théâtre du Soleil qui fête ses quarante cinq ans est tout entier dans ce fol espoir politique qu’il porte avec un tel élan, une telle générosité qu’il nous emporte avec lui. C’est une création collective qui signe encore une fois cette aventure hors du commun portée par Ariane Mnouchkine qui jamais ne désarme. Ce qui est joué sur le plateau c’est l’engagement même de l’artiste face à l’Histoire. On nous avait promis « de l’inconnu, de l’amour, de l’aventure, de l’ambition, du danger, de l’amitié ! ». Nous avons eu plus. Nous sortons du cabaret du Fol Espoir la tête pleine d’espoir pour des lendemains qui chantent et tant pis si aujourd’hui il nous faut boire la tasse !
Les Naufragés du Fol Espoir
Création collective du Théâtre du Soleil
Librement inspirée d’un mystérieux roman posthume de Jules Verne
Proposition : Ariane Mnouchkine
Participation à l’écriture : Hélène Cixous
Musiques : Jean-Jacques Lemêtre
Avec : Eve Doe-Bruce, Juliana da Cunha, Astrid Grant, Olivia Corsini, Paula Giusti, Alice Millequant, Dominique Jambert, Pauline Poignand, Marjolaine Carranaga y Aubin, Ana Amelia Dosse, Judit Jancso, Aline Borsari, Frédérique Voruz, Jean-Jacques Lemêtre, Maurice Durozier, Duccio Bellugi-Vannuccini, Serge Nicolaï, Sébastien Brottet-Michel, Sylvain Jailloux, Andreas Simma, Seear Kohi, Armand Saribekyan, Vijayan Panikkaveettil, Samir Abdul Jabbar Saed, Vincent Mangado, Sébastien Bonneau, Maxence Bauduin, Jean-Sébastien Merle, Seiestu OnochiDu 10 février au 31 décembre 2010
Théâtre du Soleil
Cartoucherie, Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris
www.theatre-du-soleil.fr