À l'affiche, Critiques // Les Français, d’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mise en scène de Krysztof Warlikowski, Théâtre National de Chaillot

Les Français, d’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mise en scène de Krysztof Warlikowski, Théâtre National de Chaillot

Nov 23, 2016 | Commentaires fermés sur Les Français, d’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mise en scène de Krysztof Warlikowski, Théâtre National de Chaillot

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Tal Bitton

C’est une adaptation libre, forcement libre que Krysztof Warlikowski signe avec Les Français d’après À La Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Il ne peut en être autrement. Et c’est tant mieux. Et ce à quoi s’attache Warlikowski c’est la déliquescence d’un monde figé, pourri, que la grande guerre, celle de 14, réduira en poussière. Ne restera que la nostalgie amère d’un temps révolu. Seulement à travers ce dégraissage de l’œuvre, l’enfance a disparu, Sodome et Gomorrhe réduit à un concert, c’est un regard sur nos contemporains d’une acuité bouleversante, d’une lucidité imparable et féroce. Proust annonçait la fin d’un monde, Warlikowski annonce la fin du nôtre déjà au bord de l’apocalypse. La bête immonde est revenue qui passe par la Pologne, avant de passer par ici. En ne gardant que l’exosquelette du roman, les principaux personnages, en se concentrant sur l’antisémitisme -l’affaire Dreyfus- et l’homosexualité, Warlikowski accuse la vulgarité d’une société fermée sur elle-même, percluses de conventions et d’hypocrisies, c’est à dire la même chose, et vieillissante. La Pologne sans nul doute mais l’Europe aussi. C’est ce qui frappe d’emblée, cette concentration sur le temps qui passe, les corps qui vieillissent et se flétrissent, agonisent à l’image terrifiante et bouleversante de Swann lors de sa dernière rencontre avec Orianne de Guermantes. Avant de conclure cette création par une longue lettre mortuaire: Swann, Odette, Proust, Frantz Kafka, Thomas Mann, Richard Strauss…Ce qui s’égrène là c’est aussi l’agonie d’une certaine culture européenne révolue que dénonce également Warlikowski. Fin d’un monde, ouverture vers le néant. Auschwitz se profile à l’horizon, métaphore que l’on devine projetée sur les murs lors du concert de Morel chez Madame Verdurin. On ne s’étonne guère alors d’entendre Saint-Loup déclammer du Pessoa antimilitariste et Paul Celan réciter sa « Fugue de mort ». Glaçant.

Et puis il y a cette scénographie si simple, épurée jusqu’à en être froide, et pourtant qui témoigne de la complexité des rapports, la division d’un monde cultivant l’entre-soi. Cette pièce de verre à cour, cette cage vitrée où la mondanité salonnière comme exposée et tout à la fois protégée du monde extérieur, pièce stérile, accuse l’exclusion, exacerbe les relations de classe. Et ce comptoir de bar immense en fond de scène lieu de toutes les rencontres métissées, brassage social qui les verra enfin tous réunis exténués de vieillesse, d’alcool aussi, après le cataclysme de 14 qui pulvérisa cette société sclérosée. C’est un superbe écrin et ce qui frappe c’est le vide, vide l’aquarium de verre, vide ce bar, pour quelques scènes le salon de Madame Verdurin. Un vide assourdissant que le murmure des voix, on chuchote plus qu’on explose, suffit à peine à combler. Ce monde là est creux, l’écho du monde y est assourdi avant que de l’envahir pour définitivement l’enterrer. Warlikowski agit en entomologiste, ce qui se passe sur ce plateau est l’équivalent des projections vidéos murales où des couples s’embrassent, homos et hétéros, des insectes polinisent des fleurs, des hippocampes s’accouplent, des fleurs poussent. C’est le même regard clinique sur une société déliquescente et aveugle, autocentrée. Ce que Warlikowski pointe du doigt c’est combien cette vacuité, irritant les rapports, est le terreau de tout aveuglement et conséquemment de toute violence. Les comédiens sont tous exceptionnels et portent leurs personnages à des hauteurs vertigineuses. On rend grâce à Warlikowski de s’être libéré de Marcel Proust, de l’avoir trahi sciemment pour mieux le servir. Pour Warlikowski Le temps retrouvé c’est celui de l’Histoire.

Les Français
D’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust
Adaptation Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczyński
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Scénographie et costumes Małgorzata Szczȩśniak
Musique Jan Duszyński et Une pièce sur violoncelle et bande sonore de Paweł Mykietyn interprétée en live par Michał Pepol
Responsable lumières Felice Ross
Chorégraphie Claude Bardouil
Vidéo Denis Guéguin
Animations Kamil Polak
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Coopération dramaturgique Adam Radecki
Coopération à l’adaptation Szczepan Orłowski
Maquillages et coiffures Monika Kaleta

Avec Mariusz Bonaszewski, Agata Buzek en alternance avec Magdalena Popławska,Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Maria Łozińska, Zygmunt Malanowicz,Maja Ostaszewska, Bartosz Bielenia, Jacek Poniedziałek, Maciej Stuhr,Claude Bardouil (danseur), Michał Pepol (violoncelliste)

Du 18 au 25 novembre 2016 à 19h (durée 4h30 avec deux entractes )

Théâtre National de Chaillot
1, place du Trocadéro – 75016 Paris
M° Trocadéro
Réservations 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr

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