Critique d’Anne-Marie Watelet –
« Je ressemblais petite à un loup pris au piège. (…) La mort flottait diffuse. »
Un très beau texte sur la mémoire que cette pièce écrite par Anna Nozière ! Parue en 2009 aux éditions Les Solitaires Intempestifs, dont elle vient de créer la mise en scène.
En écoutant le prologue, longue plainte poétique belle et prégnante d’Annie, nous nous attendons à une histoire tragique. Mais non, l’histoire d’Annie, ce sont des scènes brèves d’accouchement, de baptême, de veillée mortuaire et de conversations au sein de la famille : le père, la mère, l’oncle, la soeur, la grand-mère…. Soeur Marthe et un curé. On les voit vivre, et quelle vie ! Des souvenirs convoqués dans des propos burlesques défiant parfois toute logique, des actes et des réactions absurdes. Pourtant, le sujet est grave : Annie souffre d’être née. La mort est récurrente et cependant cocasse – les meurtres symboliques du père, de l’oncle et même de la mère dont elle ne supporte plus les mensonges et la cruauté. Seule la mort de la grand-mère parait réelle, et on assiste à un office religieux d’ailleurs spécial et intéressant. Mais Annie va l’empailler pour la faire durer ! Le Diable et Dieu font peur à cette famille, alors le curé se charge d’apaiser et d’exorciser le diable qui « est au-dedans d’Annie ».
© Jean-Marc Lobbé
Gravité et humour noir se côtoient dans cette comédie funèbre, trépidante et drôle, ponctuée des rêves d’Annie : sortir un jour de cette vie, comprendre son passé.
Au-delà de cet exemple d’Annie abîmée par l’enfance, nous sentons l’inspiration intime de l’auteur dont le nom est presque l’anagramme de son héroïne. Pas du tout autobiographique, dit-elle, cette pièce renferme néanmoins des sensations de son enfance.
Une mise en scène de l’auteur qui conjugue efficacement texte et représentation, une scénographie sobre qui met en valeur le jeu des comédiens. Le texte poétique du prologue est restitué en voix off et sur écran, ce qui rend la voix d’Annie émouvante, dans un souffle lent et grave. Puis la famille entre en scène et le ton change assurément ! Et si les actes et les propos délirants nous donnent envie de rire, la gravité du sujet et des situations est bien rendue par l’éclairage orienté sur les personnages seuls, laissant le plateau dans l’obscurité. Une heureuse sobriété dans le décor absent, hormis les objets utiles au déroulement de l’histoire : une table d’accouchement, la jambe en bois, la canne, les gamelles offerts à la naissance d’Annie (!), une table familiale, et un cercueil. Sobre également, la tenue vestimentaire, épurée et sans âge, des comédiens, ce qui évite de transporter le spectateur dans le pittoresque d’une époque, car cette histoire et son traitement sont intemporels. Les comédiens sont à l’aise dans leurs déplacements, l’expression des visages et les gestes sont calmes et mesurés comme si tout ce qu’ils font était normal, et de ce contraste nait le rire. Voilà une belle réussite ! Cet écart est même troublant : les scènes de sacrements religieux avec crucifix et cercueil font rire « jaune » le public.
© Jean-Marc Lobbé
La mère (Virginie Colemyn) peine au début pour incarner une femme extravertie, une machine à claques, puis prend le personnage à bras le corps ; Catherine Boeuf (la grand-mère) mène son jeu dans une effervescence surréaliste pleine de charme ; le père (Pascal Thétard) garde une expression soucieuse, obnubilé par la maladie qui a marqué sa généalogie ; Marina Moncade, très bien dans le rôle de Sœur Marthe, affiche la retenue qu’exige son état, et soudain laisse jaillir une remarque « légère » très drôle ; Fabrice Gaillard (le curé) dans son habit sacerdotal, est habité par la frayeur, roule des yeux outragés devant ce qui se déroule et son innocence (feinte ?) nous fait rire. Des corps tombent morts, un membre laissé en suspension dans l’air. Tout ce qui pourrait ou devrait dégager une sensation de tristesse est représenté de façon loufoque et c’est bien vu.
La musique sert admirablement les différents moments : contemporaine, parfois aux accents métalliques répétitifs pour l’évocation des souvenirs, inquiétante lors de l’accouchement, elle devient envoûtante, empruntée à l’univers gothique des films d’Argento – excellente trouvaille qui renforce le caractère mystique et fantastique de certaines scènes.
Toutefois, quel dommage que le vaste espace scénique n’est pas été resserré ! Cela aurait davantage servi l’intimité dans laquelle doit baigner la dramaturgie. Ici, les paroles se perdent un peu dans l’espace. Là, les allées et venues des comédiens diluent le temps, précieux pour la tension dramatique. Est-ce à cause de cela que l’émotion manque d’intensité ?
Dans l’ensemble, la mise en scène de sa propre pièce est aboutie, et l’équipe d’Anna Nozière, de toute évidence, a réalisé un bon travail de collaboration.
Les Fidèles, Histoire d’Annie Rozier
Texte et mise en scène : Anna Nozière
Avec : Catherine Boeuf, Virginie Colemyn, Fabrice Gaillard, Camille Garcia, Martial Jacques, Julie Lesgages, Marina Moncade, Pascal Thétard
Assistante à la mise en scène : Geneviève Thomas
Scénographie : Cécile Léna
Musique : Julie Läderach et Soslan CavadoreDu 7 au 11 décembre 2010
Théâtre de Sartrouville – Centre Dramatique National
Place Jacques Brel, 78 505 Sartrouville – Réservations 01 30 86 77 79
www.theatre-sartrouville.com