Critique de Djalila Dechache –
Il est rare de voir de la poésie théâtralisée sur scène et à fortiori celle du poète- dramaturge irlandais William Butler Yeats (1865-1939).
Le texte est scandé en cinq épisodes qui pourraient se vivre distinctement tant chacune des parties forment un tout complet mêlant chant, chorégraphie, narration en voix off ou pas, musique et instruments (harpe, flûte) avec en plus une approche bilingue faisant entendre la musique de la langue d’origine de Yeats.
© Lot
Sur scène peu de choses, un carré et un rectangle en plan incliné, recouverts de nattes de bambou qu’un ruban noir encercle, rappellent à s’y méprendre le tatami ou le dojo des adeptes des arts martiaux. Plus tard le jeu de cordes et des corps, des gestes et des postures évoque le Radeau de la Méduse, le superbe tableau de Géricault.
Quatre jeunes hommes vêtus tels des samouraïs tournoient au gré des vagues et de la houle, ce sont des marins qui se révoltent et se battent contre les éléments de la nature et contre eux-mêmes. Ils s’approchent, s’évitent, ploient, parlent fort en un étrange corps à corps. Peu à peu, les fils se dénouent, et le héros / poète, plus âgé, évolue en mouvements souples, le plus souvent raides, il ne dit mot, il n’est pas là pour cela. Des marionnettes et des masques, des coups de gong entrent dans le jeu à leur tour pour donner l’assaut final entre l’homme et la femme en un long tableau de mouvements des corps parfois silencieux et hagards et perdus en longueur et en souplesse. Seuls les souffles saccadés ou lents, la robe si rouge de la femme indiquent un sacrifice, une mort à venir afin de renaître à nouveau.
C’est un univers onirique plus qu’un spectacle, c’est un voyage à la fois éveillé et assoupi auquel le metteur en scène nous convie. De temps à autres des sonorités celtes reviennent en réminiscences. Il y a de l’étrange aussi dans cette fable, c’est l’univers de Yeats si méconnu du public malgré un Prix Nobel en 1923, si apprécié des grands poètes qui partagent avec lui la quête de la terre et la puissance de la métaphore.
Yeats a réalisé plusieurs versions sur plusieurs années de ce texte au titre initial et mystérieux à la fois « The Shadowy waters ». Imprégné de symbolisme et fasciné par le théâtre Nô, il a réussi à placer son œuvre dans une forme d’art total et son texte n’est pas si facile que cela, ni dans sa langue d’origine, ni dans sa traduction. Bien sûr la langue anglaise du XIXème siècle est belle à entendre mais il faut pouvoir maîtriser les nuances de ce texte de jeunesse écrit jusqu’en 1910 et quasiment pendant trente ans sous des formes diverses.
Il faut également souligner le travail très pointu du metteur en scène qui a pris appui sur les versions de 1890, 1900, 1906 et 1911 pour en faire une traduction / adaptation inédite, des six comédiens et de l’équipe dans son entier qui ont finalisé une proposition théâtrale, inhabituelle, émaillée de références et toute en densité .
La Compagnie du Samovar a réussi un véritable pari démontrant qu’il est possible de monter des textes exigeants pour la scène, et elle n’en est pas à sa première expérience du genre. En effet , la compagnie crée peu mais fait vivre longtemps ses créations, souvent plusieurs années, c’est un choix et un point de vue sur la création en général très honorable. Elle constitue ainsi son public et son répertoire à partir de textes atypiques comme « Le livre de Kalila et Dimna », « Je suis François dont il me poise » ou encore « Voyage en encyclopédie » et « Bleu horizon ».
C’est également une belle prise de risque du directeur de l’Atalante , salle nichée dans un coin de la place Charles Dullin et si bien baptisée du nom d’un visionnaire du théâtre de la première heure.
Les Eaux d’Ombre
De : William Butler Yeats
Mise en scène, scénographie, traduction et adaptation : Pierre Longuenesse
Assistanat à la mise en scène et à la scénographie : Jennifer Montesantos
Chorégraphie : Jean-Christophe Boclé
Costumes : Stéphanie Lehéricey
Masques : François Adenot
Lumières : Jean-Gabriel Valot et Jennifer Montesantos
Réalisation des décors : Jennifer Montesantos
Montage son : Coline Yacoub
Avec : les danseurs, danseuses, musiciens et comédiens Jean- Christophe Boclé, Léa Lansade ou Cécile Pégaz, Damian Corcoran, Baptiste Drouillac, Gilles Nicolas et Patrick ThoravalDu 11 au 30 mai 2011
Théâtre de l’Atalante
10 Place Charles Dullin, 75018 Paris – Réservations 01 46 06 11 90
theatre-latalante.com