Critiques // « L’Epreuve » de Marivaux par la Compagnie Eulalie au Théâtre 13

« L’Epreuve » de Marivaux par la Compagnie Eulalie au Théâtre 13

Sep 11, 2010 | Aucun commentaire sur « L’Epreuve » de Marivaux par la Compagnie Eulalie au Théâtre 13

Critique de Monique Lancri

Le désir mis à … L’Epreuve

Le Théâtre 13 a eu l’excellente idée de réinviter la compagnie Eulalie qui, en mai 2009, y avait repris, avec un franc succès, Le jour de l’italienne. Jouée ensuite un peu partout, cette pièce montrait la « fabrique » (au sens de Francis Ponge) d’un spectacle de théâtre : depuis le commencement (lors de la lecture à la table) jusqu’à la fin (quand tout est prêt pour la « Première »). Le texte sur lequel acteurs et metteur en scène (Sophie Lecarpentier) ont ainsi travaillé est une « fable cruelle » de Marivaux : L’Epreuve.

Unanime dans les éloges, la critique avait notamment qualifié cet exercice de « subtil ». Les louanges étaient parfois tempérées d’un regret, celui de ne pas avoir vu défiler, pour finir, le texte en entier, de ne pas avoir pu assister, pour couronner ce si subtil work in progress , à une représentation intégrale de L’Epreuve.

Si cette frustration est aujourd’hui gommée, elle ne l’est qu’en partie. En effet, voici « l’épreuve » à laquelle, en fin de séance, les spectateurs du Théâtre 13 sont aujourd’hui confrontés : pris au piège de l’illusion théâtrale, émus, éblouis par la prestation des acteurs, à peine commencent-ils à applaudir ceux-ci pour leur magistrale mise en espace de la fable de Marivaux que… Sophie Lecarpentier bondit sur scène. Corrigeant alors, ici et là, le jeu des comédiens, qu’elle juge encore imparfait, celle-ci montre ensuite à sa troupe comment saluer. La magie du théâtre, du coup, s’évanouit : nous sommes bien toujours dans la continuité du Jour de l’italienne. La représentation dramatique à laquelle nous venons d’assister n’est pas celle que nous escomptions. Ce n’est guère L’Epreuve de Marivaux mais tout simplement sa « Générale », mot à prendre ici dans toute son acception de « répétition générale où le public n’est pas encore convié ». La nuance est d’importance. Elle mérite que l’on s’y arrête.

D’une épreuve l’autre

Pourquoi Sophie Lecarpentier a-t-elle voulu en revenir, pour conclure, à la répétition ? Plusieurs raisons peuvent être conjecturées. La brièveté de la pièce en est une : un seul acte. Mais Sophie Lecarpentier, qui connaît bien son XVIIIe siècle, a su y trouver assez de richesses pour lui consacrer, en deux spectacles, énergie et temps.

De quoi s’agit-il ? Comme toujours (ou presque) chez Marivaux de déguisements et de malentendus. De « marivaudage ». Mais la fable s’avère cette fois horriblement cruelle, ce que la mise en scène de Sophie Lecarpentier se plaît à souligner. S’il est ici question d’amour, il est encore bien plus question d’argent ! Le grand manipulateur, l’arbitre du jeu (théâtral ou psychologique), c’est l’argent ; celui que Lucidor, jeune parisien immensément riche, en convalescence dans un château sur ses terres, dispense sans compter pour satisfaire un étrange caprice. Lequel ? Celui qui consiste à mettre (puis remettre presque sans frein) à l’épreuve la femme dont il s’est épris. Il est en effet tombé amoureux d’Angélique, la fille de l’intendante du château. Celle-ci l’aime. Il le devine, il le sait même d’emblée, pourrait-on dire, « par cœur ». Et pourtant. Masochisme ? Sadisme ? Peur de voir ses désirs trop vite comblés ? Toujours est-il qu’il décide d’éprouver, et toujours davantage, les sentiments de la jeune femme à son égard. Comment ? En lui offrant un prétendant riche, jeune et séduisant, qui n’est autre que Frontin, son valet par lui déguisé. Pour corser l’expérience, il va même jusqu’à proposer de fortes sommes d’argent au fermier Blaise, afin que celui-ci demande, lui également, la main d’Angélique. N’oublions pas que, en matière de mariage, l’époque de Marivaux (mais la nôtre n’est-elle pas plus ou moins à la même enseigne ?) privilégiait la fortune au détriment de l’amour. Aussi voyons-nous Blaise donner son cœur alternativement à Angélique et à Lisette, la servante de celle-ci, au fur et à mesure que Lucidor dote davantage l’une ou l’autre. Si, par ailleurs, à n’en pas douter, la mère d’Angélique aime sa fille, elle n’en est pas moins prête à lui faire accepter, de force s’il le faut, le parti le plus aisé. Avec son argent, Lucidor distribue donc les cartes. Pour un jeu cruel s’il en est. Car Angélique, la seule de cette compagnie qui soit désintéressée, reçoit tous les coups sans rien comprendre, sans même pouvoir trouver du réconfort auprès de sa mère.

De la répétition comme moteur de l’intrigue et motif de la représentation

Mais le retour, in fine, au travail d’une répétition théâtrale toujours en cours n’a-t-il pas ailleurs sa raison d’être ? Le motif de la répétition, celle, ici, du désir de Lucidor, en l’occurrence, celui de (re)mettre Angélique à l’épreuve, ne serait-il pas le moteur de l’intrigue et le fin mot de cette pièce de Marivaux ? La compulsion de répétition n’est-elle pas d’ailleurs, si l’on en croit Freud, au cœur de tout désir ?

Aussi revenons à notre prologue (et répétons-nous): il s’agit bien d’une reprise de Le jour de l’italienne. Mais en raccourci. Voire en accéléré (comme au cinéma) avec des arrêts sur l’image d’un assez bel effet. Cependant, tout va maintenant trop vite. C’est tout juste si nous ne sommes pas frustrés dans notre envie d’en savoir davantage sur le travail réellement effectué lors des répétitions. Notre désir de spectateur est ainsi « mis à l’épreuve » (comme d’ailleurs le suggère le titre exact de ce nouvel opus) avant même que d’être mis à l’épreuve du filage de la pièce dans son ensemble. N’est-il pas en effet passionnant d’assister à l’accouchement graduel de ce qui se cisèle sous nos yeux tel un bijou : la représentation effective de L’épreuve ? Le décor se met en place : dépouillé, presque constructiviste. On y joue dedans, dehors. On tâte de l’accessoire d’un petit chien, avant de l’abandonner. Les costumes se cherchent, devenant peu à peu superbes (ceux des hommes, surtout), évoquant alors les mondanités que décrit Proust dans La Recherche du Temps perdu. Si le peintre américain Edward Hopper est évoqué au début des répétitions, c’est bien à lui que l’on pense pour la toute dernière image (celle de la Générale) quand, seuls en scène (en écho de la scène 1), Lucidor et Frontin nous tournent le dos, sans doute désemparés, prêts à s’en aller… mais vers quoi ? Vers quel avenir se diriger maintenant que les mariages vont se réaliser, que s’en est donc fini du désir demeuré désir ? Une seule ressource, nous souffle Sophie Lecarpentier, avec son bond sur la scène : opérer un da capo ; et ce désir, l’attraper sinon par la queue, du moins par la tête : en revenant donc au début, autrement dit, en reprenant les « répétitions ».

Mais ne restons pas sur une image aussi mélancolique. D’ailleurs la lumière qui revient chasse l’allusion à l’éclairage nocturne des Nighthawks de Hopper et nous extrait de notre envoûtement : une lumière drue, plus crue que celle qui se cherchait pendant les répétitions.

Terminons par une remarque plus personnelle. Ayant naguère travaillé dans un lycée avec des classes de A3 théâtre, je formule le vœu que des élèves de ces sections puissent voir ce spectacle ; ils n’en reviendront que plus enthousiastes pour se mettre au travail !

L’Epreuve
Textes : Marivaux, Compagnie Eulalie
Mise en scène : Sophie Carpentier
Avec : Xavier Clion, Hélène Francisci, Vanessa Koutseff, Sophie Lecarpentier, Solveig Maupu, Julien Saada
Création lumières : Sébastien Trouvé
Scénographie : Hélène Lecarpentier
Costumes : Solveig Maupu
Régies : Gaëtan Lajoye, Tom Ménigault

Du 7 septembre au 17 octobre 2010

Théâtre 13
103A bd Auguste Blanqui, 75013 Paris – Réservations 01 45 88 62 22
www.theatre13.com

www.compagnieeulalie.com

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