Critiques // « Léon-Gontran Damas a franchi la ligne », textes de L-G. Damas à l’Épée de Bois

« Léon-Gontran Damas a franchi la ligne », textes de L-G. Damas à l’Épée de Bois

Juin 02, 2010 | Aucun commentaire sur « Léon-Gontran Damas a franchi la ligne », textes de L-G. Damas à l’Épée de Bois

Critique de Monique Lancri

Frédérique  Liébaut (metteur en scène) et Mylène Wagram (comédienne) présentent au théâtre de l’Epée de Bois : Léon-Gontran Damas a franchi la ligne. Titre bien énigmatique pour un spectacle : un pareil prénom donnerait à penser  que nous avons affaire à quelque conte pour enfant. Qui, en effet, connaît, en 2010, l’écrivain Damas, prénommé, de façon pour nous si démodée, Léon-Gontran (1912-1978) ? Tout au plus conserve-t-on le souvenir d’un ou deux textes, lus au lycée, de ses pairs en « négritude » et en poésie,  Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, « copains de génie » s’il en fut qui comptèrent parmi ses meilleurs amis.  Quant à cette mystérieuse ligne que le sus-nommé est censé avoir allègrement franchi, de quoi peut-il bien s’agir ?

« Damas reprend son bien… »

La réponse nous vient vers la fin du spectacle. Dans l’un des derniers poèmes dits et joués par Mylène Wagram, il est question d’un noir,  pendu pour avoir « franchi la ligne » : on ne devine que trop qu’il s’agit de  celle de l’affranchissement dénié à tout esclave noir par le colon blanc. Cette ligne-là, Damas lui-même l’a symboliquement traversée à moult reprises dans sa propre vie. D’abord en refusant la « bonne éducation », supposée être l’apanage des blancs, celle que sa mère s’évertuait à lui inculquer à tout prix (« Ma mère voulant un fils très bonnes manières à table /Les mains sur la table /Le pain ne se coupe pas … »). Ensuite en récusant le qualificatif de « Noir » et en revendiquant bien haut, à sa place, celui de « Nègre ». « Damas reprend son bien »  notait alors avec justesse un autre poète, Robert Desnos.  S’appropriant de la sorte la mémoire de ses ancêtres, Léon-Gontran Damas s’est mis à l’écoute des rythmes africains, et c’est ainsi qu’il a passé une nouvelle ligne, la « ligne d’ombre » dont parle Joseph Conrad, celle qui, une fois franchie, vous fait pénétrer dans le cercle restreint des écrivains de haut lignage.

Dans la peau de Léon-Gontran Damas

C’est Mylène Wagram qui a éprouvé l’envie de lire sur scène les poèmes de Damas : pour mettre son talent à l’épreuve de cette poésie. Dans un entretien, elle se justifie en disant que l’écriture de Damas est d’emblée théâtrale, beaucoup plus théâtrale, à ses yeux, que celle des deux autres chantres de la « Négritude » que sont Césaire et Senghor. Et Frédérique Liebaut a su habilement diriger la comédienne. Elle l’a « éclairée » : rien, sur scène, sinon des jeux de lumière pour « cadrer »  jeux de mains, de regards et de mots. Résultat : lors d’un spectacle d’un peu plus d’une heure, Mylène Wagram réussit à nous surprendre, nous amuser,  nous émouvoir : à nous suspendre à ses lèvres. Ce Damas, si souvent qualifié de « violent » (dans les anthologies de la poésie du siècle dernier) nous apparaît ici plein de tendresse et non dénué d’humour.

Grande, mince, en pantalon, parfois en redingote, la comédienne prend des poses d’homme, adopte des allures incontestablement masculines,  ce qui lui permet de se glisser sans effort dans la peau de Damas. On peut effectivement parler  de peau tant Mylène Wagram  fait corps avec le cri de l’écriture, donnant (plutôt que prêtant) sans réserve (mais sans excès) la fluidité de ses gestes et la souplesse de son corps au poète et à ses textes. Cela est d’autant plus frappant qu’il n’est point ici de décor : une simple estrade constituée de planches démontables avec lesquels la comédienne joue : c’est tout et c’est suffisant.

Ligne d’horizon

Comme le proclame Frédérique Liébaut, nous, les spectateurs, sommes invités  « à franchir la ligne et à aller à la rencontre d’un homme  qui a su s’engager pour faire de son désespoir un souffle de vie, un germe de liberté ». Paul Eluard ne l’aurait pas désavouée, lui qui assignait au poète la tâche de (faire) « passer de l’horizon d’un homme à l’horizon de tous ».   Or c’est en ayant conscience d’avoir franchi cette ligne d’horizon là que nous quittons le Théâtre de l’épée de bois et le bois de Vincennes.

Léon-Gontran Damas a franchi la ligne
Textes : Léon-Gontran Damas (montage)
Mise en scène : Frédérique Liébaut
Avec : Mylène Wagram et les voix de Mohamed Rouhabi et Jeff Bracco
Lumières : Nathalie Lerat
Son : Damien Bouvier
Costume : Dominique Louis
Décor :  Jean-Marie Eichert
Musique : Jules Merleau-Ponty

Du 1er au 13 juin 2010

Théâtre de l’Epée de Bois
Cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre, 75 012 Paris
www.epeedebois.com

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