Critiques // « L’Envolée » de Gilles Granouillet au Théâtre de l’Est Parisien

« L’Envolée » de Gilles Granouillet au Théâtre de l’Est Parisien

Mar 27, 2010 | Aucun commentaire sur « L’Envolée » de Gilles Granouillet au Théâtre de l’Est Parisien

Critique de Bruno Deslot

A bout de souffle !

Une réunion de famille que les circonstances entrainent rapidement dans une course poursuite à travers la ville, se délite, s’étiole et lève le voile sur une tragi-comédie grinçante, un appel à la vie.

Les personnages de l’Envolée se font happer dans un tourbillon burlesque et farcesque qui, au-delà des traditions carnavalesques, révèle et reflète avec acuité la société des petites villes de province au passé ouvrier. L’intrigue de la pièce, proche du Chapeau de paille d’Italie de Labiche, emporte ses protagonistes dans un vent de folie onirique et féroce que le texte de Gilles Granouillet ponctue et la mise en scène de Jean-Claude Berutti orchestre. Aujourd’hui, Augustin Barbozat perd tout (ou croit tout perdre !) et se retrouve lui-même, cessant d’être quelqu’un pour les autres suite à l’effondrement de sa « respectabilité ». L’histoire pourrait se dérouler dans un milieu petit bourgeois, mais les apparences sont trompeuses, Augustin appartient à « une famille de porcs », à la gouaille cinglante, aux travers condamnables, aux désirs frustrés, aux maladresses répétées…Enfin, la vie de famille dans sa dimension la plus universelle, terrain favorable au développement de la névrose refoulée et censurée par l’affection que l’on porte à ses proches.

Irréconciliables depuis des années, Augustin Barbozat et sa soeur Justine se retrouvent avec leurs marmailles pour rendre visite à Louise, la soeur cadette, mutique et chantante, internée de son plein gré et qui par un mot lapidaire sur lequel plane le doute, a réussi à réunir tous les siens. Réglée comme une pendule, la journée s’annonce sans encombres mais la matinée débute en fanfare et les premiers grincements se font entendre. La table du salon, héritage familial, s’est échouée entre les mains des huissiers mais il faut bien nourrir sa famille. Le plaisir, la notion de partage sont bien réels même dans l’adversité et Augustin vole une marmite bouillante d’asperges dans un restaurant, pendant que Louise file à l’anglaise et dérobe une robe de mariée dans sa folle course haletante à travers la ville. Les corps s’agitent, les langues se délient, la famille vole en éclat pendant que chacun fait son éducation selon un Théorème très pasolinien.

La filiation du bonheur malgré tout !

Richesse d’une langue imagée et haute en couleurs, qui mêlent avec une grande habileté les collisions verbales et la trivialité du verbe haut, cette composition rythmée comme une partition musicale, bouleverse les codes d’une écriture débordant de sensualité. Gilles Granouillet passe au crible un petit coin de province où les évènements destructeurs se succèdent continuellement comme dans un cauchemar mais où la vie triomphe lorsque tout semble perdu d’avance. Réussir à donner de l’amour et non le change lorsque tout bascule entre réel et imaginaire, parcourir la sinuosité des rues de la ville dans une quête éperdue alors que la mysticité phallique dompte les corps, rien ne laisse présager le naufrage et pourtant tout le monde est dans la même galère !

Jean-Claude Berutti dirige ce radeau d’une main de maître et s’empare de la musicalité du texte pour créer un univers chromatique et chorégraphié dans lequel le corps est éprouvé par le terrain accidenté qu’il parcourt. Une juxtaposition de plans inclinés de couleur gris anthracite, contrastant avec celles acidulées des costumes que portent les comédiens, constitue l’aire de jeu, la ville à travers laquelle toute l’action se déroule. Entre synclinal et anticlinal, la topographie scénique relève d’une savante stratification dessinant un relief complexe dont les personnages, entre chute et déséquilibre probables, doivent s’accommoder. Le lilas du jardin surgissant du centre de la scène, un jet d’eau jaillissant d’un des bassins du restaurant où Augustin a décidé d’emmener sa famille, l’entrée de la boucherie où l’épouse d’Augustin s’ébroue pendant que les autres s’essoufflent en cherchant la tante Louise, une miniature de la maison familiale depuis laquelle la mère, la matrice de ce chaos apparaît au yeux de Louise comme dans un songe, constituent autant d’intérieurs que la scénographie autorise avec toujours plus d’élégance et d’irréel.

Dès le début de la pièce, les corps constituent la caisse de résonance d’une névrose familiale qui agite les membres torturés par des tics nerveux pour s’évanouir dans une course poursuite qui éprouve l’anxiété au point de lui offrir comme gage d’exorcisme, la jouissance extrême d’un corps à corps salvateur. Le rythme contraignant de la mise en scène est soutenu avec une force incroyable par les comédiens qui proposent un réel travail de troupe, où la complicité, la générosité et le professionnalisme transcendent la complexité de cet univers qui, en apparence peut nous sembler lointain, mais qui du « local » touche l’universel. Une distribution tout particulièrement talentueuse et européenne réunit des comédiens français, croates et belges pour réaliser un projet d’une grande qualité artistique en coproduction avec trois théâtres d’Europe, La Comédie de Saint-Etienne, le ZKM de Zagreb (Croatie) et Le Théâtre de la Place de Liège (Belgique). A l’heure où le théâtre est réduit à des « berlusconades » d’intérêt individuel, un projet de dimension européenne, suffisamment rare pour être remarqué, éprouve l’étanchéité des frontières et montre, tant bien que mal, que l’art dramatique ne court pas à sa perte en s’abandonnant aux mains des experts d’une culture de la rentabilité et non de l’artistique !

Chapeau bas à toute l’équipe de Saint Etienne qui s’envole, avec un talent fou, vers une grande tournée très attendue.

L’Envolée
De : Gilles Granouillet
Mise en scène : Jean-Claude Berutti
Avec : Dominique Arden, Valérie Bauchau, Jacqueline Bollen, Louis Bonnet, Benoit Brégeault, Sylvain Delcourt, François Font, Delphine Goossens, Jean-Pierre Laurent, Charly Totterwitz, Jeanne Vimal, Marica Vidusic (du ZKM de Zagreb)
Décor et costumes : Rudy Sabounghi
Collaboration à la mise en scène : Darren Ross
Lumière : Laurent Castaingt
Son : Daniel Cerisier et Fabrice Drevet
Perruques et maquillages : Cécile Kretschmar

Du 25 mars au 10 avril 2010

Théâtre de l’Est parisien
159 avenue Gambetta, 75 020 Paris
www.theatre-estparisien.net

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