ƒƒƒ article Djalila Dechache
Pour qui veut connaître un pan de l’histoire du théâtre décentralisé en France avec ses acteurs vivants, il y a maintenant un livre incontournable et c’est celui que Frédéric Vossier dédie à Stanislas Nordey : « Stanislas Nordey, locataire de la parole » aux Solitaires intempestifs. L’auteur précise que le titre est emprunté à Patrice Pavis, auteur et professeur d’université.
Ce livre est important parce que singulier : ce ne sont pas des mémoires, l’homme est jeune avec un beau parcours certes mais également un bel avenir devant lui comme on dit ; cependant l’auteur s’appuie sur les archives personnelles et familiales du « locataire de la parole » qui rejoignent l’histoire du Théâtre dans les équipements nationaux, des lieux de formation et celle des compagnies.
Ce livre est très intéressant parce que Stanislas Nordey se souvient de tout dans les moindres détails et il les narre tranquillement comme il le ferait à un ami, à la manière d’une causerie habituelle. Il a une mémoire phénoménale.
Ce livre est passionnant parce qu’il donne des éléments de construction, de fabrication des créations qui ont jalonné son parcours. Pour autant il faut le lire lentement, sans se presser, il est si dense !
Ce livre enfin est une découverte de Stanislas Nordey, qui se dévoile avec une précision toujours affûtée. Ce livre nous transforme, et sa lecture est complémentaire et nécessaire du travail artistique de Stanislas Nordey ainsi que du théâtre en général.
Il se compose d’une partie d’entretiens avec F.Vossier couvrant plusieurs grandes périodes décisives, se complète de témoignages de proches de S. Nordey et s’achève avec « Pour un Théâtre de parole« , un essai de F. Vossier sur le travail du comédien metteur en scène. Stanislas Nordey. C’est un travail remarquable et remarquablement construit en qualité, en cohérence, en grâce et en respect, un très beau livre référence dès sa parution.
Des journées entières dans les livres
Tous les textes qu’il a mis en scène ont d’abord été des livres qu’il a couvés, dont il a attendu le moment propice « le kairos », souvent des années durant. Il en a des livres, plein de livres tous domaines confondus dans sa besace, dans ses étagères, en chevet, en pile, en attente de prendre vie, de prendre corps sur un plateau.
C’est beau cette manière de laisser un livre s’habituer à vous, de le laisser venir à vous, d’entendre le texte au détour d’une rencontre, d’un signe qui viendrait sonner le grand jour…ou pas. Au tout début de tout, il y a sa mère Véronique et sa grand mère, institutrice qui lui donne la passion des textes, les deux femmes vont l’élever, l’entourer, le laissent grandir comme il l’entend à tel point qu’il faut, pendant les vacances à la mer, le forcer à laisser le livre qu’il lisait enfermé dans la chambre. Il fera un peu ce que bon lui semble jusqu’à l’âge de 15 ans où il décidera de faire du théâtre.
Véronique, il la nomme ainsi, lui donnera « une conscience de classe » parce que sa situation est devenue précaire, une sorte de « Nora qui claque la porte du domicile » ; c’est pour elle qu’il décidera de « gagner suffisamment d’argent pour mettre ma mère et ma sœur à l’abri et puisqu’elle n’a pas eu la chance de faire entendre son nom -Nordey- en tant qu’artiste, moi je vais le faire ». Quelle prise de conscience et quel engagement ! Formée chez Tania Balachova, elle va créer avec et pour son fils un cours dans l’appartement familial puis dans une salle. « Tout ce que je suis au plateau vient de là, la base, le fond, la sève… (….) je découvre la passion convulsive du travail, quelque chose qui est une passion ». Véronique sera dans toutes les distributions ou quasiment. Ce désir furieux de livres, de création, d’apprendre a une fonction réparatrice chez lui et constitue son ressort d’énergie et de vie.
« Le vagabond des Lettres et des Sons » S.Nordey … et des rencontres décisives
« La Dispute » de Marivaux en 1987 au Festival d’Avignon qui le propulse, sera son laboratoire de recherche vivant, d’autres versions viendront celles des années 1992 et 1997, comme une toile qu’un peintre reprendrait plusieurs années après, ou un auteur qui aurait des choses à dire, à ajouter sur un même thème.
Puis viennent les années du Conservatoire, la première lui permet de rencontrer Viviane Théophilidès, au cours de la seconde, Stuart Seide l’initie au monologue shakespearien et il monte son spectacle-phare « Bête de Style » de Pasolini, pour la première fois en France, qui le hantera, un choc de texte qui « fait référence à je ne sais combien de poètes, de peintres et d’artistes que je ne connais pas … Bête de style est le drame le plus désespéré de Pasolini en raison du pessimisme corrosif qui l’inspire et de l’échec même de la poésie » Angela Biancofiore, Pasolini, devenir d’une création, l’Harmattan, 2012. Il trouve donc celui qui est « l’origine fondatrice », qui l’accompagnera, le fera grandir dans le parcours de la création dramatique et dans sa pensée notamment avec Manifeste pour un nouveau théâtre qu’il ne tardera pas à mettre en pratique. « Pasolini doit beaucoup au modèle de la tragédie grecque, son Manifeste pour un nouveau théâtre lui-même est influencé par les Dialogues de Platon et par la personnalité de Socrate » A. Biancofiore.
La troisième enfin, celle de la rencontre décisive avec Jean-Pierre Vincent et avec Valérie Lang (1966-2013) tout aussi décisive. Deux personnes avec lesquelles il va construire et se construire. De 1994 à 1997, il est artiste associé au Théâtre Nanterre-Amandiers à l’invitation de son directeur, Jean-Pierre Vincent. Valérie Lang, deviendra sa compagne et codirigera le TGP. Elle suivra dans le même temps son parcours de comédienne en jouant dans un bon nombre de mises en scène de Stanislas. Disparue brutalement été 2013, elle reste dans les mémoires et marque les esprits de sa belle présence sur scène.
Stanislas Nordey devient à la fin de sa formation en 1991, l’homme que tous s’arrachent : la Comédie-Française notamment qui lui offre des premiers rôles, Brigitte Jaques dans « La place royale », le cinéaste égyptien Youssef Chahine pour monter un « Caligula » dans la maison de Molière.
Pour un théâtre citoyen
Les sirènes de l’institution, du TGP retentissent trop intensément pour le nouvel Ulysse : en acceptant la proposition de J.P.Vincent, Stanislas Nordey pose sa condition de venir avec sa troupe. Cela ne suffira pas pour qu’il reste plus longtemps. La maison est immense avec sa salle de 900 places, il n’est pas libre de créer ce qu’il désire, il faut sans cesse composer, trop selon lui. Le lieu ne correspond pas à son rêve. Il ira à Saint-Denis. Il connaît le TGP et connaît la ville, il y a passé trois ans en résidence de compagnie 1991 à 1993, pendant lesquelles il ne sent pas le poids de l’institution, il était protégé, il aime le bâtiment, les salles, l’agencement général et il sent qu’il y a des actions à mener pour l’ensemble de la population. Il prendra, dans un contexte institutionnel flou, la direction en 1998 en binôme avec Valérie Lang d’un Centre Dramatique National, du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, succédant à Jean-Claude Fall. Pourtant sa petite voix intérieure lui dit « attention », parce ce que ce ne sera pas un cadeau. Il est nommé rapidement, sans appel à candidature, sans moyens supplémentaires, sans qu’il lui soit demandé de projet spécifique, ni qu’il soit a fortiori validé par le ministère de la Culture, à sa grande déception. Ajouté à cela un administrateur inexpérimenté et un théâtre qui s’active, consomme et se consume plus qu’il ne faut. Nourri à Pasolini, aux Rilke, Fassbinder, Copi, Gabily, Lagarce et tant d’autres, convaincu qu’il fallait en faire trop et dans tous les domaines pour que ça bouge et que « le lieu reflète la société, que la société entre dans le théâtre », developpé dans son plaidoyer « Pour un théâtre citoyen .Plus loin encore, il se pose la question fondamentale de la mission républicaine de service public de la culture, du théâtre, qui se doit d’être indépendante pour sa continuité en toute sérénité.
On a beau se dire que tout le monde savait ce qui c’est passé avec le TGP en 1999-2000, la presse notamment en a fait de larges échos passionnels, il n’empêche que revivre l’épisode par le récit du principal intéressé, reste assez violent ; cela rappelle, toutes proportions gardées, celui de Jean Vilar pendant la crise de croissance du Théâtre National Populaire, le Chaillot des années 60. Heureusement que son équipe est restée soudée et que cet épisode a été porté collectivement même si Stanislas en restait le « soutier dans la ruche ».Une ruche sans équivalent en France à un moment où les banlieues commencent à brûler, avec un théâtre ouvert 365 jours sur 365 grâce à la constitution d’une troupe et d’une équipe totalement en accord avec le projet, sollicitant les artistes au lieu d’être sollicité par eux, attentif à l’émergence en offrant le partage de l’outil pour répéter, à l’éthique salariale, lance les Dimanches au théâtre, engage « des grands frères » à l’accueil notamment, pose une politique tarifaire accessible, donne place à l’expression contemporaine en musique, danse, textes, …..Toutes ces mesures tranchent avec l’avant Nordey et participent de son théâtre citoyen. Il apprendra à ses dépends ce que pense Claude Régy : « diriger un établissement tue l’artiste » et ce n’est pas faux. Ces années seront denses certes mais terribles pour lui et Valérie. C’est une « orgie » au sens pasolinien du terme : comme débordés par « un trop plein de désir longtemps contenu ». Ils sont fatigués, amaigris, réduits de toutes parts. Plus tard, après la tempête, ils en reparleront plus tranquillement dans le livre Passions civiles.
Un homme libre
Pour se mettre « en convalescence », loin du « débat public sur le théâtre », François Le Pillouër (directeur du Théâtre National de Bretagne de Rennes) l’engage pour l’Ecole du TNB de Rennes de 2000 à 2010 et Alain Françon, directeur du Théâtre National de La Colline, l’accueille en création de la plus belle des manières, c’est-à-dire sans condition. Stanislas Nordey s’inspire pour la pédagogie des écoles de maîtres russes, Lev Dodine et Anatoli Vassiliev, se base sur les textes classiques et contemporains afin de confronter les langues entre elles et insuffle aux élèves d’être « des acteurs libres, intelligents, critiques, sachez et comprenez où vous travaillez (…) tuez-moi, tuez-nous, notre théâtre est déjà mort (…) ne nous copiez surtout pas ». À la recherche d’un alter-ego comme les plus grands Giraudoux-Jouvet et Koltès-Chéreau, ce sera Falk Richter rencontré en 2009, dont il monte « My secret garden » pour le Festival d’Avignon : « il se découvre un frère outre-Rhin en tous points semblable à lui, qui à toutpoint de vue vit la même chose que moi en France (…) je vois une espèce de double, je reconnais la solitude du metteur en scène. Il est de ma génération ». Il lira tout, son journal ses textes, ses notes. La rencontre avec Wajdi Mouawad, artiste de sa génération aussi , si gentil, si attachant, qu’il qualifie de « coup de foudre d’amitié », est magnifique, ils s’offrent des livres, il met en scène « Incendies », change de cap en demandant aux comédiens de « mettre leurs tripes sur la table », de lâcher l’émotion, ce qu’il a souvent refusé, « lui qui s’attache à la contrôler, à la maîtriser »Véronique Nordey. Claire-Ingrid Cottenceau fait depuis 2006 partie de l’équipe de création ; elle va devenir le numéro 2, plasticienne de formation, « son regard est à la fois synthétique et oblique », elle l’assiste, le regarde, le conseille. « C’est la première fois que je rencontrais quelqu’un à qui je pouvais donner les clés de la maison » dit-il. Quant aux autres membres de son équipe, c’est un compagnonnage long comme l’amitié qui s’enrichit au fil du temps, citons Emmanuel Clolus à la Scénographie, Stéphanie Daniel et Philippe Berthomé aux Lumières et Michel Zürcher au Son.
Théâtre ouvert où après le feu, le calme, la joie du partage et du dialogue, le changement de voie, avec la mise en scène de Ludovic Lagarce « J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne », un texte magnifique, un travail de mise en scène remarquable. Il a le sentiment de retrouver sa chambre dans une famille chaleureuse composée de Lucien et Micheline Attoun. C’est un lieu où « tu peux lire et faire, lieu d’essai et d’expérimentation, théâtre ouvert, c’est une boîte à outils ».En tous lieux, en toutes choses, constamment, Stanislas Nordey est exigeant, passionné, « besogneux » comme il le dit, ce « jeune homme élancé » (Lucien Attoun), ce « garçon vorace et lumineux » (Micheline Attoun) est une bête de travail, cela se voit de toutes façons, sur le plateau, sur scène et sur son visage souriant et inquiet, visage qui ne marque pas, jamais totalement détendu, disponible mais jamais détendu.C’est ainsi que petit à petit, il se constitue une famille, celle qu’il se choisit, la plus sûre. De même qu’il a tout à fait raison de dire que les études qu’il n’a pas faites, il les réalise par son travail de plateau, de formation, de recherche et de transmission. Cela vaut tous les diplômes du monde, toutes les reconnaissances et tous les bonheurs. Heureusement, Stanislas Nordey a des rêves, celui d’écrire même si cela lui fait peur, même si cela reste « un rêve absolu », lui qui attend des acteurs qu’ils « vivent tous les mots de la phrase » et que par conséquent « il faut entendre le bruit de la plume de Racine quand on joue du Racine » comme le dit Klaus Michael Grüber. C’est sûr, le moment venu, il se mettra à écrire non pas pour faire un livre de plus, pour écrire le livre qui n’est pas encore écrit, et ce sera le sien parce que ce « qui l’agite ce sont les autres, c’est la solidarité, j’aime le monde » et nous on l’aime aussi.
Ce que je retiens également c’est que Stanislas Nordey est une personne très structurée dans son parcours, dans ses choix, dans ses engagements, c’est une personne importante, à protéger pour son amour total du théâtre illuminé par sa mère avant lui, pour son regard sur les textes, l’amour des textes, la passion des textes et des comédiens. Une personne et un artiste à considérer pour tout ce qu’il a entrepris, tenté, réussi parce qu’il y a tout mis, tout son être, toute sa vie.
Pour toutes ces raisons aujourd’hui Stanislas Nordey « c’est devenu un maître du théâtre français », selon l’expression de Jean-Pierre Vincent.
« Stanislas Nordey, locataire de la parole »
de Frédéric VossierLes Solitaires Intempestifs
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