Critiques // « Le Vertige des animaux avant l’abattage » de Dimitriàdis à l’Odéon

« Le Vertige des animaux avant l’abattage » de Dimitriàdis à l’Odéon

Jan 28, 2010 | Aucun commentaire sur « Le Vertige des animaux avant l’abattage » de Dimitriàdis à l’Odéon

Critique de Bruno Deslot

Cruelle fatalité !

Deux jeunes gens s’aiment, vont se marier. Mais les étranges révélations d’un vieil ami, portent en filigrane, l’étendue d’un désastre sans précédent.

Nilos et Militssa partagent un amour emprunt d’une touchante réciprocité. Insouciants, l’exaltation de leurs sentiments les porte vers l’union candide de leur intimité. Ils vont se marier et rien ne semble contrarier leur projet guidé par la force de leur amour. Mais Nilos apprend la nouvelle à son vieil ami Philos qui le dissuade de fonder une famille, comme si Militssa incarnait soudainement une redoutable rivale. Fort de son projet, Nilos refuse d’entendre les prédictions effroyables de Philos à propos de sa future famille et convole en justes noces, pour son plus grand bonheur. Vingt ans plus tard, le couple a trois grands enfants, Emilios, Evgénios et Starlet, leur existence est paisible et il s’apprête à célébrer leurs noces de porcelaine auxquelles le vieil ami Philos est convié. Des tensions, des regards, des attitudes, des mots finissent par trahir l’imminence d’une catastrophe prophétisée, dont des voix mystérieuses se font l’écho.

L’étourdissant massacre !

Nilos, le père de famille, est éprouvé par des évènements qui consacrent la déflagration de son quotidien et celui de sa famille. Après avoir connu l’opulence, le faste et l’abondance, la tendre filiation s’étiole au rythme féroce de la parole prophétique. Emélios avoue à son frère, avoir baisé une pute au cinéma et lui confesse son intention de tuer le Premier Ministre. Starlet rêve d’hommes nus pénétrant la matrice du chaos que son père honorera avec fougue. Militssa est attirée par son fils, Evgénios dont elle a un enfant qu’elle étouffera. Emélios initie son petit frère aux amitiés viriles, dormant près de lui chaque nuit. La catastrophe est amorcée, mettant à l’épreuve une famille qui accepte ces changements sans se poser de questions. Sur les chemins du dénuement, Nilos, à l’inverse de Job, est dans une forme d’acceptation pour laquelle ses interrogations le mènent à la mort. Tout vouloir posséder ou tout vouloir savoir dans une société où le divin n’a plus de légitimité, engage la pièce de Dimitris Dimitriàdis dans une enquête intransigeante sur le fondement même de l’existence humaine. Avec son obsession à vouloir retrouver l’ordre qu’il a lui-même détruit, Nilos échappe au salut, sa sagesse ne s’apparente pas à celle de Job qui accepte la question comme fondement de son existence humaine. Le mystère de la création est aux antipodes de ce que les personnages de cette pièce acceptent, et l’on passe de la lumière à l’obscurité dans le silence abstrait de l’aliénation familiale.

Une chute vertigineuse

Après, Je meurs comme un pays, le Théâtre de l’Odéon poursuit le cycle consacré à Dimitris Dimitriàdis avec Le vertige des animaux avant l’abattage, une pièce poignante, puisant dans toutes les richesses de la langue grecque pour donner à voir une vaste fresque qui emprunte à la tragédie grecque antique, son lot de destins absurdes et violents. Dans cette oeuvre, éminemment contemporaine, l’auteur entraîne ses personnages dans le tourbillon destructeur des passions extrêmes. La langue est utilisée comme une arme qui mène ses animaux à l’abattage. Une écriture tendue se permettant des incursions du côté du comique et se nourrissant du XXe siècle, constitue la force dévastatrice de la parole proférée qui creuse le monde jusqu’à en atteindre le coeur.

De la lumière à l’obscurité, le rideau se lève sur des gens normaux confrontés à une situation extraordinaire. La sombre réalité du quotidien dialogue avec l’antique malédiction dans une proximité intimement liée. Dès le prologue, la fin de la fable est annoncée et chaque étape de la narration est mise en lumière de manière séquencée. Tout est dit et pourtant, rien ne semble être atteint ! A, B et C, personnages indéfinissables, permettant de mettre à distance l’enchaînement prévu des évènements, en font le commentaire de manière concise, précise et fonctionnent comme une énigme ! En costume de boucher, prompts à disséquer les animaux qui se gavent, ou en imperméable, constatant les faits avec évidence, ils s’immiscent sur scène de manière inattendue tout en imposant une omniprésence quasi mystique. Un fin rideau gris se lève sur le bonheur éphémère d’une famille qui mènera une véritable course vers l’abîme. Des panneaux coulissants, de part et d’autre de la scène, accentuent la perspective dont le point de fuite est un miroir, reflétant le public et inscrivant la représentation comme un théâtre dans le théâtre. Au centre, un plan incliné, permet aux personnages de se livrer à une parole expiatoire ou déraisonnable. Des images projetées sur les panneaux, figurent le faste de la demeure de la famille maudite, par des pilastres le long desquels la feuille d’acanthe s’entrelace pour finir en rinceaux, qu’illuminent des lustres à pampilles. Des pièces à l’enfilade, exhalant l’odeur éphémère de l’argent, ne tardent pas à s’assombrir pour rappeler la sobriété du palais de Cnossos afin de mieux ramener les personnages de la pièce, à leur tragique destin. Trois espaces clos, au sein desquels la famille se désagrège, sont placés à la suite comme les scènes de la pièce, proposant une lecture parfois un peu trop évidente de la situation. Les plans s’enchaînent selon un découpage scénique très lisible, imposant le propos comme une succession d’évènements inextricables. Décors à deux étages, panneaux coulissants et escamotables, de l’opulence à la sobriété, de la lumière à l’obscurité, Caterina Gozzi propose une scénographie astucieuse qui évite les temps morts pour représenter 47 scènes en 3h25. Une distribution de qualité et une direction d’acteurs au cordeau pour une oeuvre fleuve dont la dimension philosophique peut cependant laisser perplexe. Thierry Frémont, d’une étonnante justesse, rehausse son personnage d’une couleur dramatique particulièrement touchante. Il participe à l’inéluctable chute de Nilos pour laquelle son engagement est sans concessions. Tout comme Claude Perron, à la voix suave et chaleureuse, exprime par le corps, toute la désolation d’une Militssa dépassée par la fatalité de son destin. Fragile, attendrissant, au regard possédé, Laurent Charpentier interprète un Evgénios débordant de sensibilité. Sa soeur, Starlet (Faustine Tournan), en errance, se livre sans pudeur à la scène, comme sur l’autel du sacrifice, avec vérité et authenticité. La famille Lakmos, impose aux spectateurs une complicité partagée, celle, aliénante de la famille aux interdits transgressés. L’ensemble des comédiens portent à bout de bras une réalisation ambitieuse à l’écriture exigeante.

Le Vertige des animaux avant l’abattage
De : Dimitris Dimitriàdis
Traduction : Olivier Goetz et Armando Llamas
Mise en scène et scénographie : Caterina Gozzi
Collaborateur artistique et dramaturgie : David Wahl
Lumières : Joël Hourbeigt
Musique et son : Antonia Gozzi
Costumes : Rose-Marie Melka
Images et collaboration à la scénographie : Jean-François Marcheguet
Collaboration au décor : Adrien Paolini
Assistant à la mise en scène : Simon Diard
Avec : Pierre Banderet, Laurent Charpentier, Samuel Churin, Brice Cousin, Thierry Frémont, Thomas Matalou, Claude Perron, Faustine Tournan, Maria Verdi

Du 27 janvier au 20 février 2010

Théâtre de l’Odéon – Ateliers Berthier
Angle de la rue André Suarès et du Bd Berthier, 75 017 Paris
www.theatre-odeon.fr


Voir aussi :
La rencontre avec Dimitri Dimitriàdis

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.