Critique de Denis Sanglard –
Au soir de son agonie, Alexandre le Grand, « grec et barbare », devant la mort convoquée dresse le bilan de sa vie. Lui le vainqueur de Darius, le bâtisseur d’Alexandrie, le conquérant fougueux qui n’a cédé au confins du monde que devant l’épuisement de son armée dresse un portrait sans concession de qu’il fut. Homme de contraste, capable d’aimer son ennemi comme un frère, Alexandre se sentait portée par un souffle, une force qu’incarnait ce tigre bleu de l’Euphrate aperçu dans les roseaux un matin avant le combat. La mort sera sa dernière conquête.
© Pascalito
Hélas, quelque chose ne tourne pas rond à Alexandrie. L’écriture lyrique de Laurent Gaudé semble résister à l’interprète comme au metteur en scène. La mise en scène de Michel Dydim reste dans la citation démonstrative. Nous sommes dans l’ordre du récit, peut être aurait il fallu prendre des chemins plus escarpés et même abstrait qu’une illustration redondante et convenue qui, appuyant le texte, l’annule sans que jamais les enjeux dramaturgiques ne surgissent. Cela reste vague, flottant. Avec cela une étrange volonté de “reconstitution” que témoignent costumes et décors qui font tocs sinon kitsch. Un décors surprenant (inspiré du « Roi Lion » ?) qui étouffe l’interprète dans ce lieu étroit du Jardin d‘Hiver. Et un effet vidéo qui tombe comme un cheveux sur la soupe vers la fin et casse soudain un climat qui peinait à s’installer. Cela est d’autant plus étrange que Michel Dydim nous a habitué à plus d’audace et d’inventivité en ce même endroit, se confrontant à des écritures plus audacieuses encore comme celle de Danis (« Le langue à langue des chiens de roche »). En témoignait encore récemment le magnifique « Mardi à Monoprix » d’Emmanuel Darley avec Jean-Claude Dreyfus.
© Pascalito
La partition musicale qui accompagne l’interprète est certes un judicieux contrepoint, très réussi par ailleurs. Elle donne à la dramaturgie non une ambiance sonore mais une illustration en creux de ce qui est énoncé. Tcheky Kario, écrasé par le décorum, a d’indéniables qualités. Son interprétation n’est en soi pas mauvaise, mais elle n’est pas à la hauteur du texte qui demande un souffle, une puissance, ici curieusement altérée par un jeu appuyé. Il semble comme étranglé par l’écriture que des effets oratoires surgissent et ne parviennent pourtant pas à le libérer. Il y a quelque chose de désuet dans cette interprétation qui annule la modernité du personnage d’Alexandre. Sans être dans le jeu tragique du XIXe siècle révolu, on s’en approche dangereusement. Il y a comme un paradoxe soulevé par l’écriture de Laurent Gaudé. Il semble falloir lutter contre son style singulier pour l’imposer. La forme scénique donnée ne résiste pas à l’empilement, aux strates démonstratives qui abonderaient dans son sens. C’est sa force et sa faiblesse. Ce n’est donc pas franchement une réussite mais ce n’est finalement pas plus mal que cela se passe à Théâtre-Ouvert chez Micheline et Lucien Attoun. On peut considérer cela comme un de leur chantier de plus. Ces chantiers qui soumettent l’écriture à la scène, testent leur possibilité, leur résistance et qui font tout l’honneur d’un lieu unique à Paris, aujourd’hui Centre National des Dramaturgies Contemporaines, et qui, depuis quarante ans, défriche et arpente le paysage théâtral contemporain et découvre les auteurs d’aujourd’hui et de demain, les portant parfois à bout de bras. Lagarce pour mémoire. Si l’on peut contester les choix dramaturgiques de Michel Didym, l’écriture de Laurent Gaudé en résistant à ce traitement démontre toute sa pertinence. Le Gros Plan qui lui est consacré jusqu’en février mérite un détour par la Cité Véron.
Le Tigre Bleu de l’Euphrate
De : Laurent Gaudé
Mise en scène : Michel Didym
Avec : Tcheky Kario
Musiciens : Steve Shehan, Charlotte Castellat
Décors : Philippe Druillet
Costumes : Anne Yarmola et Philippe Druillet
Création musicale : Steve Shehan
Lumières : Jean-Pascal Pracht
Son : Dominique Petit
Vidéo : Pierre-Guilhem Coste
Collaboration chorégraphique : Cécile Bon
Assistant à la mise en scène : Eric LehembreDu 17 janvier au 12 février
Théâtre Ouvert – Centre Dramatique National de Création
4 Bis Cité Véron, 75 018 Paris
www.theatre-ouvert.net