Critique d’Anne-Marie Watelet –
Le solitaire est le personnage de l’unique roman qu’écrivit Ionesco à un âge avancé, sorte de testament dans lequel on retrouve les interrogations métaphysiques de ses personnages de théâtre.
Un homme de 35 ans voit sa vie ennuyeuse prendre un nouveau cap : grâce à un héritage, il quitte son travail et se réjouit de pouvoir enfin prendre le temps de vivre à sa guise. Il laisse également sa petite chambre et achète un appartement. Son existence bien réglée, et finalement banale, est animée par les visites de sa femme de ménage, puis ses repas et son vin quotidiens au restaurant près de chez lui, bon poste d’observation de l’agitation qui l’entoure ; et une brève liaison avec une femme qui le trouve « trop seul ».
Homme sans désir ni passion, réfugié dans la solitude.
Pourtant, il en a des choses dans la tête ! Seul dans sa chambre, il n’est pas vraiment triste, mais résigné et lucide. Le soleil réchauffe parfois son cœur, comme le vin excite son esprit. Et il s’étonne, alors, du miracle des choses – le fini et l’infini, notre présence au monde ; il crie son impuissance à accéder au savoir absolu. Que peut-il lui, philosophe du dimanche, si les vrais philosophes eux-mêmes n’obtiennent pas de réponses, ou alors trop pessimistes ? Et les réflexions sur lui-même et ses semblables, sur la vie, de se bousculer au gré des souvenirs et anecdotes qui nous font sourire. Tantôt nostalgique : finalement, sa chambre, il la regrette déjà, se rend compte « trop tard », qu’elle n’était pas si mal ; tantôt las et fatigué de ne pas connaître l’inconnaissable. Mais content de se sentir toujours différent, en marge des autres, qui ne savent rester tranquilles dans leur chambre, comme l’a bien expliqué Pascal : les hommes comblent le vide de leur existence par l’agitation, les distractions… et ignorent leur besoin de solitude pour méditer. Ionesco fait dire à son personnage : « Il peut y en avoir de la joie, quand on reste à l’écart et qu’on ne fait que regarder ». On reconnaît l’auteur, provoquant lui-même cette expérience, vitale pour lui, de se placer hors du monde, et – comme Dieu ? – spectateur conscient, enfin délivré de ses peurs, de ses doutes, pour tendre vers l’éternité.
© Dunnara Meas
« Mais je suis déjà enfermé, comme les autres ! »
Le texte joue sur le mot « enfermé », lorsqu’une femme, rapporte le personnage, lui intime le silence, sous peine de se faire enfermer, mais là, chez les « fous » ! Lui est enfermé plutôt dans son mal-être, et sa colère éclate parfois face à l’inanité des actions humaines. En effet, que sommes-nous ? Et quels sens ont nos actes ? Enfermés, nous le sommes tous puisque nous ne contrôlons rien et que tout n’est qu’illusion. Il raconte ainsi avoir assisté, ébahi, à une émeute révolutionnaire, et il demande : pourquoi ? On lui répond : pour avoir des droits et plus de liberté. Mais lui ne comprend qu’une chose : ça n’a pas de sens, c’est vain, et il s’explique. La voix de l’auteur nous parvient encore et nous convainc. L’écriture est simple, concrète, les mots nous parviennent sensiblement et nous font partager les interrogations inlassables du personnage. Une mise en scène qui reflète ou effleure seulement l’incursion du personnage en lui-même ?
Tout d’abord on est frappé par la belle sobriété de celle-ci qui rend grâce à l’univers ionesquien. Face au public, dans une chambre au décor nu, semi allongé sur le lit, le comédien est vêtu d’un simple caleçon (on comprend pourquoi à la fin, détail subtil et important). Derrière le lit, une grande fenêtre diffuse une lumière dont la couleur change selon ses états d’esprit : celle du soleil, celle du rêve (de la connaissance) ou du cauchemar…Et l’éclatante blancheur qui inonde le plateau à la fin, mais chut !…Rien de futile ne vient distraire le spectateur du monologue.
© Dunnara Meas
Des pauses de silence renforcent la sensation dramatique, et certaines réflexions douloureuses de l’homme sont accompagnées d’une « trace » sonore, sombre et grave, qui nous fait descendre au fond de son âme tourmentée, en quête de sens. Nous apprécions beaucoup la délicate économie à laquelle s’applique le metteur en scène J. L. Martinelli, grâce à qui l’immersion dans l’univers ionesquien est rendue possible. Le croisement des voix narratives dans le monologue est toujours clair et nous nous l’approprions naturellement.
Toutefois, nous sommes gênés par un certain décalage entre ce que nous attendons d’un personnage souvent sombre et enfermé dans ses pensées, et le ton presque grandiloquent du comédien, tout au moins dans la première demi-heure. Le dégagement insouciant que l’on sent dans la diction, ainsi que certaines ruptures-type dans le phrasé, aux accents mondains, ne se prêtent pas à l’esprit d’un personnage de Ionesco, même si, heureusement, cela ne dessert pas les anecdotes amusantes – il y en a ! – et les remarques naïves de ce celui-ci. Empressons-nous d’ajouter que par la suite, dans la progression du jeu dramatique, François Marthouret se montre de plus en plus fidèle à l’auteur, et même habité par le désespoir croissant du personnage. Nous avons là une bonne adaptation d’un texte « romanesque ». Et bravo, Monsieur Jacques Maitrot pour le montage des extraits de l’œuvre !
Le Solitaire
De : Eugène Ionesco
Adaptation : Jacques Maitrot
Mise en scène : Jean-Louis Martelli
Avec : François Marthouret
Décor : Gilles Taschet
Lumières : Jean-Marc Skatchko
Son : François SardiDu 23 juin au 31 juillet 2010
Théâtre de la Madeleine
19 rue de Surène, 75 008 Paris
www.theatremadeleine.com