À l'affiche, Critiques // Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser, mise en scène de Thomas Jolly, Théâtre de l’Odéon / Ateliers Berthier

Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser, mise en scène de Thomas Jolly, Théâtre de l’Odéon / Ateliers Berthier

Juin 18, 2017 | Commentaires fermés sur Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser, mise en scène de Thomas Jolly, Théâtre de l’Odéon / Ateliers Berthier

© Jean-Louis Fernandez

ƒƒƒ Article de Denis Sanglard

De jeunes enfants anglais et catholiques embarqués sur un bateau pour fuir le Blitz, nous sommes en 1940, se retrouvent à dériver en haute mer, entassés sur un canot après que leur bateau ait été bombardé. Ces jeunes chrétiens s’organisent, appliquant les principes de leur foi, entre rationnement et répartition des tâches. Mais la découverte d’un treizième enfant, rouquin surnommé P’tit Renard, le plus jeune d’entre eux, sur lequel bientôt se cristallise toutes les peurs, fait exploser très vite cette solidarité. Ils sont treize, comme les treize apôtres, qui donc sera le Judas empêchant leur salut ? Quel bouc émissaire sacrifier pour être sauvé ? Le Radeau de la Méduse, pièce de Georg Kaiser, auteur allemand mort en 1945 en exil, chassé par les nazis (ses ouvrages furent brûlés en place publique), est une œuvre qui vous saisit à la gorge, glaçante et implacable, à l’écriture précise, sans une once de graisse. Georg Kaiser, avec froideur, interroge les ravages de l’éducation religieuse qui mènent de la superstition à la barbarie. De l’interprétation des textes à l’aune d’évènements qui bouleversent vos certitudes, de la peur qui saisit devant l’inconnu, brouillard et vent, à la parole manipulatrice, dévastatrice, aux mensonges innocents. Cette barbarie qui naît sur ce rafiot, cet espace restreint, ce huis-clos ouvert sur l’immensité de la mer et l’inconnu, est d’autant plus poignante et atroce qu’elle surgit chez des enfants, adultes en devenir, préfiguration d’une société future. Et ça, cette vision-là, est proprement insoutenable. Mais d’une implacable et terrifiante justesse. Ce canot qui dérive c’est un concentré d’humanité en perdition, aux valeurs, le vivre ensemble, soudain exacerbées et perverties. Bien sûr on pense d’emblée aux migrants.  De ces gens, adultes et enfants, jetés à la mer, fuyant la guerre, dans l’ignorance de leur avenir, dans la violence de l’inconnu. Avant que le sujet ne se déplace sur cette réflexion plus large, sans être un pensum, de l’éducation, de la religion, de la culture et de ses dérives. Ces questions-là sont toujours d’une brûlante actualité. Thomas Jolly s’empare de ce texte avec cette appétence qui le caractérise, ce goût du théâtre, de l’image et du texte et de la troupe. Et c’est formidable ce qu’il réalise là, dans une sécheresse volontaire de moyen, une modestie apparente où la scénographie ne tient qu’au brouillard qui envahit le plateau et aux lumières, superbes, entre chien et loup qui cernent cette chaloupe perdue. Sans oublier la composition musicale de Clément Mirguet qui ajoute à l’angoisse qui sourd du plateau. Surtout, dans cet espace étroit, ce canot de sauvetage, comment sur ce si petit espace donc il réussit une mise en scène si fluide et si mobile, jamais sclérosée par la contrainte de cet espace si particulier. Et ils sont formidables de talent et d’engagement ces jeunes comédiens, le groupe 42 de la section Jeu du TNS, qui ne singent en aucun cas l’enfance. Nous sommes au théâtre et le « si magique », celui de l’enfance justement, fonctionne à plein. On y croit à ses gosses qui n’en sont pas. A leur parole terriblement adulte. Thomas Jolly donne à voir les adultes qu’ils seront sans doute demain, ceux qui sommeillent en eux. Mais c’est aussi la part d’enfance de chacun des comédiens qu’il révèle. Alors oui, on y croit ferme à ces enfants en détresse. Et ces gamins-là nous embarquent fermement avec eux. Thomas Jolly opte pour un réalisme sans fard et une mise en scène dépouillée, concentrée et débarrassée du superflu où la parole, dynamique, circule – puisque qu’il n’y a pas d’action, que les corps sans être pour autant statiques sont empêchés – et de laquelle naît la tragédie. Et c’est bouleversant de vérité, de justesse. Ainsi cette scène, où comme des enfants, avec trois fois rien, quelques bouts de ficelle, des gilets de sauvetage pour robe de mariée, on joue, avec tout le sérieux de l’enfance, à se marier, à faire comme si. Le « si magique » toujours mais qui par un retournement dramatique et brutal s’avère n’être qu’un mensonge, une manipulation terrifiante. Et c’est cette oscillation entre mensonge et vérité, en toute innocence et parfaitement réfléchi tout à la fois, qui vous glace, parce que cette parole-là vient d’enfants, héritiers d’une éducation qu’ils interprètent et reproduisent exacerbée par la peur et pour le pire. Thomas Jolly met à vif cette parole dans toute son ambiguïté et sa violence intrinsèque. Il en dévoile sa brutalité, ne retranche rien. La force de sa mise en scène est d’avoir trouvé dans ce groupe une cohésion, d’en avoir fait une masse sensible, fluide et velléitaire, paniquée et influençable, agissant d’un même chef, soumis à la parole donnée comme une révélation, celle d’Ann, et se refusant à la raison, celle d’Allan. Ann et Allan les deux pôles de cette traversée dramatique qui les voit s’affronter, joute verbale, dispute théologique à la conclusion barbare. Plus qu’un beau spectacle, ce qu’il est dans sa forme et son esthétique, propre à Thomas Jolly, c’est une création d’une effroyable justesse, parce Thomas Jolly par bonheur ne juge pas mais laisse toute sa place au texte, en révèle toute la profondeur, lequel vous percute salement.

 

Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser
Mise en scène de Thomas Jolly

Avec Youssouf Abi-Ayad, Eléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre
Traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani (édition Fourbis, 1997)

Scénographie Heidi Folliet, Cécilia Galli
Construction Heidi Folliet, Cécilia Galli, Léa Gabdois-Lamer, Marie Bonnemaison, Jumie Roëls
Costumes maquillage et coiffures Oria Steenkiste
Accessoires  Léa Gabdois-Lamer
Lumière  Laurence Magnée
Vidéos et effets spéciaux Sébastien Lemarchand
Composition musicale Clément Merguez

Du 15 au 30 juin 2017 à 20H00

Théâtre de l’Odéon / Ateliers Berthier
1 rue André Suarez
75017 Paris

M° Porte de Clichy

Réservations 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu

 

 

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