Critique de Dashiell Donello –
Quand le rideau de fer se lève, la scène, habillée de fils illuminés, nous donne à regarder dans la transparence plastique : un ensemble vocal dans une résonance électronique où les percussions de Strasbourg occupent tout l’espace. Dès les premiers mots du récitant (Gilles Privat), le texte d’Heiner Müller (1929-1995) cherche dans un langage neutre le souvenir d’une enfance traumatisée par la guerre. « Le mieux c’est un père mort-né. Toujours repousse l’herbe par-dessus la frontière. L’herbe doit être arrachée de nouveau et de nouveau qui pousse par dessus la frontière. »
Heiner Müller aurait-il souhaité, afin d’être libre, un père mort avant sa naissance ? « En Allemagne, disait-il, tout arrive toujours trop tard ou trop tôt je ne peux que citer la phrase de Marx : les Allemands ne seront libres que le jour de leur enterrement. »
Commençant sous le régime nazi s’achevant dans le pouvoir communiste, le récit autobiographique Le père d’Heiner Müller traverse une vie et raconte un sombre passé de l’Allemagne et du nazisme. En dix fragments, ce texte sans sensiblerie, explore le rapport entre un fils et son père. Le début de ce récit nous fait penser à l’arrestation de Joseph K du Procès de Franz Kafka.
–1933, le 31 janvier à 4 heures du matin, mon père, fonctionnaire du parti social-démocrate d’Allemagne, fut arrêté dans son lit.
Un théâtre musical
La bonne proposition pluridisciplinaire, du metteur en scène André Wilms et du compositeur suisse Michael Jarrell, s’opère à la façon d’un théâtre musical où les percussions et la musique électronique nous donnent à entendre par des rythmes vasculaires et des souffles fugaces, les tirs des balles, des panzers dévastant le pays, les cris d’effroi des victimes dans la boue et le sang. Mais aussi nous donne à voir la vie, l’intimité, et les pensées profondes d’un fils qui nous parle de son père et de tous les pères de cette douloureuse période de l’Histoire universelle. Les choristes, sirènes funestes, nous chantent en écho avec le texte, la tragédie humaine du grand dramaturge : de son enfance, de l’âge adulte, de la relation avec son père, de la guerre, du nazisme, et du communiste.
Et dans leur sang j’aurais appris à nager.
J’aimerais que mon père ait été un requin. Qui eût déchiré quarante baleiniers. Et dans leur sang j’aurais appris à nager. Ma mère une baleine bleue mon nom Lautréamont. Mort à Paris en 1870, peut-on lire sur un sur-titrage de néon rouge. Heiner Müller aurait voulu voir ses parents autrement. L’exactitude autobiographique est peut être amplifiée par son imagination ? Comme pour Lautréamont, le fantasme dans l’écriture prend toute sa mesure dans le réel. Car ce père, arrêté en 1933 par les nazis, ni héros ni salaud, se compromet finalement avec lâcheté pour se sauver, pour preuve la demande faite à son fils de composer une rédaction qui fera l’éloge du pouvoir hitlérien. Après sa libération le père dit qu’il aura du travail grâce aux autoroutes qu’Hitler a fait construire. Un seul petit bémol à ce théâtre musical, les comparses superflus et les symboles improbables : un nain de jardin, un ours mal incarné, une danseuse en gant de boxe, et un pervers en imperméable. Mais que cette fausse note n’empêche pas votre venue à ce très bon spectacle.
Le Père
– Théâtre musical –
D’après : Heiner Müller
Musique : Michael Jarrell
Mise en scène : André Wilms, assisté de Céline Gaudier
Décors et costumes : Adriane Westerbarkey assistée de Stéphanie Rauch
Lumières : Hervé Audibert
Vidéo : Stéphane Gatti
Réalisation informatique musicale Ircam : Serge Lemouton
Avec : Gilles Privat, Susanne Leitz-Lorey (soprano), Raminta Babickaite (mezzo-soprano), Truike van der Poel (alto)
Percussions de Strasbourg : Jean-Paul Bernard, Claude Ferrier, Bernard Lesage, Keiko Nakamura, François Papirer et Olaf TzschoppeDu 17 au 19 juin 2010
Dans le cadre du Festival Agora de l’IrcamThéâtre de l’Athénée
Square de l’Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009 Paris
www.athenee-theatre.com