Critique d’Evariste Lago –

A l’Est, rien de nouveau

Matéï Visniec est un dramaturge roumain fécond. Il écrit entre 1977 et 1987 une vingtaine de pièces, un roman et deux scénarii, tous refusés par la censure communiste. Il décide donc de quitter sa patrie natale en 1987 pour la France, fuyant ce régime totalitaire mis en place par Nicolae Ceausescu. Il demande et obtient l’asile politique. A la chute du bloc de l’Est en 1989, Matéï Visniec devient l’auteur le plus joué en Roumanie. C’est en 1992 qu’il décide d’écrire dans la langue de Molière, ce qui lui a valu d’avoir plusieurs pièces montées au festival d’Avignon.

Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux est une pièce évoquant la difficulté de faire le deuil après un conflit dans les Balkans. Ce pourrait être la répression communiste en Roumanie, les affrontements serbo-croates, ou encore germano-soviétiques… Qu’importe ! L’Homme en fait les frais. Le fils, mort, hante ses parents par sa parole et ses rires. La fille, vivante, est absente. Elle se prostitue et chante sur les trottoirs français et italiens. Personnage apatride à l’image des populations après le redécoupage des Balkans. Les parents veulent faire leur deuil, mais comment pleurer sans une sépulture contenant les restes de ceux qu’on aime ? Alors, le père creuse à la recherche des os de son fils et boit pour oublier. La mère attend et glisse vers la folie. La terre fait vivre les morts. La misère fait vendre les restes humains. Les voisins marchandent les corps déchiquetés en se déculpabilisant et en criant que c’est à cause du capitalisme, mais, éclair de lucidité, l’un d’eux s’écrit : « l’Homme est un con».

L’Homme hait le progrès.

Cette œuvre poignante de Matéï Visniec nous plonge dans les heures les moins glorieuses de notre Histoire européenne, celles d’un continent en guerre. Cette histoire, magnifiée par la mise en scène de Jean-Luc Paliès, qui utilise à merveille le bel espace du théâtre du Lierre, bouleverse. J.L Paliès joue également. Il interprète sobrement le rôle du père bourru mais serviable, sur qui tout semble glisser. Pas un centimètre n’est laissé de côté. Le décor se transforme et nous transporte des Balkans à la France, en passant par l’Italie mafieuse, par la grande salle de repas où les parents attendent le retour de Vibko, le fils, et par la forêt où le père fouille la terre inlassablement. Les pupitres deviennent pelles pour creuser. Les praticables évoluent de piste de danse en trottoirs parisiens. L’univers de la guerre est réinventé par une bande son originale et par les lumières rouge-sang. Pour nous faire voyager plus facilement à l’Est, les didascalies ont été enregistrées avec la voix aux accents roumains de Matéï Visniec. Les comédiens se griment pour interpréter des rôles différents. Ainsi, la fabuleuse Katia Dimitrova, qui interprète la mère, époustouflante de sincérité, se change en personnage de fanfare. Philippe Beheydt, Vibko, virevolte sur la scène, léger comme la mort. Il hante avec un texte fort ses parents et nos esprits. Tantôt soldat injurieux, tantôt enfant qui ne peut se passer de son chien. Ici, le progrès est synonyme de mort. Mais est-ce vraiment le progrès qui apporte la mort ? Ce n’est pas une histoire triste, c’est Notre histoire.

Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux
De : Matéï Visniec
Par : la Cie Influenscènes
Mise en scène : Jean-Luc Paliès
Avec : Philippe Beheydt, Jean-Luc Paliès, Katia Dimitrova, Estelle Boin, Claudine Fiévet, Alain Guillo et Miguel-Ange Sarmiento

Du 3 au 7 février 2010
Théâtre du Lierre
22 rue du Chevaleret, 75013 Paris
www.letheatredulierre.com

Du 16 au 19 mars 2010
Salle Jacques Brel
164 bd Gallieni, 94 120 Fontenay-sous-Bois
www.fontenayenscenes.fr

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