Critiques // « Le Grenier » de Yôji Sakate, mise en scène Jacques Osinski au Rond Point

« Le Grenier » de Yôji Sakate, mise en scène Jacques Osinski au Rond Point

Mar 11, 2010 | Aucun commentaire sur « Le Grenier » de Yôji Sakate, mise en scène Jacques Osinski au Rond Point

Critique de Pauline Decobert

Folie enterrée, drames murés

Cette pièce contemporaine, du dramaturge japonais Yôji Sakate, porte sur un phénomène de société qui pose un réel problème à l’heure actuelle : les « Hikikomori ». Ce terme japonais désigne les jeunes gens qui s’enferment chez eux comme dans une bulle, le plus souvent prostrés, jouant à des jeux vidéo, lisant des mangas ou regardant des films teintés de violence. Ce repli sur soi des jeunes qui refusent d’agir et de se confronter à un monde extérieur qui les blesse est un fait qui a émergé d’abord au Japon, mais qui se propage dans le monde entier…

© Brigitte Enguérand

Sakate vise à décrire ce phénomène en esquissant ses aspects multiples. Cette « bulle » dans laquelle se cloîtrent les Hikikomori est symbolisée par un grenier, que l’on peut acheter en kit sur internet, autour duquel il nous présente des variations de situations qui s’entrecroisent. La pièce s’ouvre sur le triste constat d’un jeune homme, venu visiter l’un de ces greniers dans lequel son frère s’est suicidé. Tout au long du spectacle, il cherchera à retrouver l’inventeur et fabriquant de ces fameux greniers qu’il juge responsable de la mort de son frère. Puis, on retrouve une jeune adolescente qui a décidé de ne plus aller en cours, sous-prétexte qu’elle doit profiter de sa jeunesse pour faire ce qu’elle ne pourra pas faire plus tard : fuir le monde et les autres qui ont fini par la surnommer « la guenon ». Un adolescent refuse de travailler et vit au crochet de sa mère, sans se laver, sur un sol jonché de détritus, cherchant à faire pousser des plantes pour sa survie. Mais il ne faut pas limiter le grenier à une sorte de voix vers une vie d’ermite, car le temps s’écoule et les occupants du grenier prennent de l’âge. Le grenier a le pouvoir de transformer les gens, à leur insu. De volontaires, ils deviennent soumis et le tableau tourne au sordide. Les Hikikomori adultes sont névrosés. Par exemple, certains ne distinguent plus la fiction de la réalité, comme c’est le cas d’une jeune femme qui prétend être enceinte à son amant pour s’enfermer dans ses fantasmes et exiger qu’on satisfasse ses envies de viandes grillées. D’autres, au chômage, vivent au crochet de leur mère, comme cet homme de trente ans devenu pervers, qui séquestre une jeune fille de dix-sept ans et la bat. On découvre un mort qui n’a pas pu ressortir, enterré vivant, dans l’indifférence voire l’amusement général !

© Brigitte Enguérand

De fond en comble

Sakate déploie une foule de facettes de la société japonaise actuelle comme autant de portraits acides, en partant de cet élément aussi matériel que symbolique qu’est le grenier. On l’aura en effet compris, il s’agit du « personnage central de cette pièce », comme le souligne le metteur en scène lui-même, Jacques Osinski. Cet espace restreint est le point de départ de toutes les intrigues du spectacle, il est aussi le seul décor de la pièce. Cette petite pièce immobile nous semble pourtant en mouvement constant : d’une situation à l’autre l’espace n’est plus le même grâce à d’habiles jeux de lumière, on se sent à la fois transporté d’un monde à l’autre et pourtant on se sait toujours au même point. Cette mise en espace nous montre avec clarté un trait important de la pièce : ces gens reclus volontairement cherchent à s’isoler du monde, dans un monde différent, leur propre monde (rêve, imaginaire, mensonge…etc.) tout en souffrant des mêmes maux. Ils se sentent perdus dans une masse neutre (au Japon, un étranger en voyage sera sans doute décontenancé : on n’y croise pas le regard des autres !) et sont en quête à la fois d’identité et d’isolement. Or, bien qu’ils cherchent la différence, ils se fondent dans un seul et même mouvement ; malgré leurs histoires distinctes, tous ces personnages, qui n’ont pas de nom, sont désignés indistinctement sous l’unique terme d’Hikikomori. Même le frère du jeune Hikikomori suicidé est finalement à la recherche de lui-même, tout comme les autres protagonistes. Le grenier se retrouve en tous lieux (chambres, salons commerciaux, montagne, ascenseur…etc.) et touche tous les milieux sociaux, en cela il représente une douleur universelle. C’est aussi pour cela que ce phénomène n’est pas propre au Japon, pays insulaire, resté pendant plusieurs siècles en autarcie, et maintenant tiraillé entre tradition archaïque et technologies de pointe ultra-modernes. Il ne faut pas pour autant faire de l’œuvre de Sakate une réflexion purement existentialiste, ni une critique sociale terre à terre. On se laisse perdre dans l’inexpliqué, on plonge dans le langage du rêve, de la fable, avec certains personnages comme « le chasseur sauvage », logo des greniers qui apparait quand on retrace en grand son portrait. On se rappelle un instant une scène fameuse et angoissante du Procès d’Orson Welles, adapté d’après le roman de Kafka, où Peter Hopkins est enfermé dans une cabane ajourée, le visage rayé de lumière, tentant de fuir les mille paires d’yeux qui l’épient. Mais hélas, bien qu’emportés par les variations scéniques, nous avons parfois envie que le voyage cesse. Si quelques passages du spectacle sont à mourir de rire, on regrette aussi plusieurs longueurs qui alourdissent la pièce (les intermèdes musicaux en font partie, ainsi que d’autres comme l’épisode de la dame blanche dans le refuge de montagne, pendant lequel les personnages insistent sur le rapport entre refuge au propre et au figuré). Il faut noter l’accord remarquable entre le jeu de Stanislas Sauphanor et Remy Roubakha. Ces deux acteurs soutiennent véritablement la dynamique de la pièce en se métamorphosant d’une scène à l’autre de façon impressionnante et dans la cocasserie la plus totale.

Le Grenier
De : Yôji Sakate
Mise en scène : Jacques Olinski
Avec : Vincent Berger, Elisabeth Catroux, Frédéric Cherboeuf, Agathe Le Bourdonnec, Alice Le Strat, Pierre Moure, Remy Roubakha, Stanislas Sauphanor
Musicien : Dayan Korolic
Lumières : Catherine Verheyde
Scénographie : Lionel Acat
Costumes : Christopher Ouvrard
Collaborateurs artistiques : Alexandre Plank et Marie Potonet

Du 9 mars au 3 avril

Théâtre du Rond-Point
2bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008, Paris
www.theatredurondpoint.fr


Voir aussi :
La critique d’Anne-Marie Watelet à propos du livre Le Grenier

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