Critiques // « Le Dindon » de Feydeau, mise en scène de Philippe Adrien à la Tempête

« Le Dindon » de Feydeau, mise en scène de Philippe Adrien à la Tempête

Sep 15, 2010 | Aucun commentaire sur « Le Dindon » de Feydeau, mise en scène de Philippe Adrien à la Tempête

Critique de Monique Lancri

1896 : créations conjointes de l’Ubu Roi de Jarry et du Dindon de Feydeau. Une farce, un vaudeville : deux pièces débarrassées de tout complexe et qui, à l’époque, suscitent un égal scandale. Si l’on en croit André Roussin : « L’erreur est le domaine du vaudeville ; l’injustice est celui de la farce. » Autrement dit, il n’y aurait guère de morale à tirer du vaudeville, lequel ne serait que « le merveilleux guignol des grandes personnes. » Mais ce propos est-il bien adéquat quand le vaudeville porte la griffe de Feydeau ? Si, au spectacle donné à La Tempête, nous rions assurément beaucoup des erreurs, des chutes, des poursuites et autres quiproquos à la Ionesco, si nous y jouissons, comme à Guignol, de la peur du gendarme, en l’occurrence, du commissaire chargé d’établir des constats d’adultères, nous éprouvons également nombre de sentiments qui ne relèvent en rien de la simple et franche rigolade. Grâce en soit rendue à l’art de Feydeau conjugué à celui d’Adrien et de ses comédiens.

© Antonia Bozzi

Où il est question de désir animal, de machisme et d’impuissance

Comment résumer une pièce aussi fertile en événements, rebondissements, surprises et autres « coups » si pertinemment dits « de théâtre » ? On n’y compte pas moins de dix-sept personnages, dont une dizaine ayant un rôle important ! Et quels personnages ! Pas des marionnettes, comme le voudrait Guignol. Ou plutôt si : des marionnettes, certes, mais paradoxalement doublées d’une épaisseur psychologique. Des personnages à la fois superficiels et profonds. A la forte personnalité, ce qui permet de les distinguer les uns des autres et ce que souligne avec intelligence la mise en scène de Philippe Adrien, lequel fait en permanence légèrement « sur jouer » ses acteurs, et ceci a pour effet de dénoter avec la plus grande clarté le code et la gestuelle inhérents au genre du vaudeville.

Comme dans tout vaudeville digne de cette étiquette, il est ici abondamment question de cocuages ; mais, en dépit des apparences, l’intrigue dépasse de loin celle des histoires de femmes ou de maris trompés. Son moteur ? Ce fameux désir animal qui tient les hommes en laisse par la queue, qui les mène par le bout du nez. Quant aux femmes, réduites au rang d’objets sexuels, elles ne valent que par leur derrière ; mais c’est en se servant de lui qu’elles peuvent aussi se venger, ainsi que le proclame Lucienne, la protagoniste de la pièce. Grâce à celle-ci, grâce aux femmes et à LA FEMME, c’est donc L’HOMME en général, et non en particulier Pontagnac, l’invétéré coureur de jupons, qui est ici ce « dindon » qui donne son titre à la pièce. Même si c’est ce Pontagnac (prodigieux Eddie Chignara, lorsqu’il se livre à une extravagante parade amoureuse devant Lucienne) qui s’avère le grand perdant de l’affaire. Bientôt probablement quitté par sa femme, déjà humilié par celle dont il voulait faire sa maîtresse, une Lucienne déchaînée, digne, lors de cette inversion des rôles, de « La Vénus à la fourrure » de Sacher Masoch (1869) ou de « La femme et le pantin » de Pierre Louys (1898), il est bien, ce grand dadais, le dindon de la farce ! Quant à Rédillon, l’autre coureur de jupons (joué par Guillaume Marquet, également parfait), il subit l’humiliation suprême pour un Mâle : la panne sexuelle,  quand Lucienne (superbe Alix Poisson), plus séduisante que jamais, s’offre à lui. Audace de Feydeau ! Dans un vaudeville traditionnellement censé réserver la part belle aux hommes et à leur machisme, il se permet, pour dénouer l’imbroglio des péripéties, de nous faire rire d’une crise d’impuissance.

© Antonia Bozzi

Des portes et encore des portes

On ne peut qu’être émerveillés par le prologue imaginé par Philippe Adrien. Quand la lumière illumine la scène, on ne distingue d’abord que des portes, des portes et encore des portes. Des portes qui bougent ; qui s’ouvrent ou se referment et qui se glissent jusqu’au milieu du plateau : dans un rythme infernal. C’est drôle, c’est angoissant. Les plus âgés parmi les spectateurs retrouveront ici l’atmosphère de Rêves que Philippe Adrien avait mis en scène, d’après Kafka, en 1984 : avec un amour identique des portes. Leur déplacement vire au cauchemar quand une femme (Lucienne) se risque à marcher de plus en plus vite, à contre-courant de la ronde des portes, sur le plateau tournant imaginé par Jean Haas. Elle est poursuivie par un homme (Pontagnac). Est-ce un assassin ? Un violeur ? Mais nous quittons le registre du cauchemar pour celui du vaudeville : les portes claquent et se referment sur un nez, sur un bras, sur une canne. La machinerie du rire est en place ; de ce rire dont Bergson, dans un essai quasiment contemporain du Dindon, disait qu’il est du « mécanique plaqué sur du vivant », ce à quoi s’emploie Feydeau, avec sa précision horlogère. Ce mouvement endiablé du prologue ne prendra fin qu’au terme du troisième acte ; et c’est encore sur ce plateau mobile que les acteurs viennent saluer : ainsi tourne le manège des ménages, ce qui n’est pas sans évoquer La Ronde de Max Ophüls, avec sa pointe d’amertume.

Nous ne pouvons que féliciter Philippe Adrien et sa troupe d’avoir rendu un si bel hommage à cette réflexion de Feydeau sur son propre travail : « …le mouvement est la condition essentielle du théâtre et par suite (…) le principal don du dramaturge. »

Nous quittons La Tempête heureux d’avoir assisté à un spectacle maîtrisé de bout en bout et sur tous les plans : acteurs, décor, musique, éclairage. Heureux même si le dénouement n’est pas follement joyeux. Si tout semble être rentré dans l’ordre, personne (sans doute pas Lucienne) n’oubliera que les hommes sont d’éternels coureurs de jupons et qu’il est peut-être bon, à son instar, de succomber à quelques tentations sans attendre d’avoir 56 ans!

Le Dindon
– Molière 2011 du jeune talent masculin (Guillaume Marquet) –
De : Georges Feydeau
Mise en scène : Philippe Adrien
Avec : Vladimir Ant, Caroline Arrouas, Pierre-Alain Chapuis Eddie Chignara, Bernadette Le Saché, Pierre Lefebvre, Guillaume Marquet, Luce Mouchel, Patrick Paroux , Alix Poisson, Juliette Poissonnier, Joe Sheridan
Décor : Jean Haas assisté de Florence Evrard
Lumières : Pascal Sautelet assisté de Maëlle Payonne
Musique et son : Stéphanie Gibert
Costumes : Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy
Maquillages : Faustine-Léa Violleau
Mouvement : Sophie Mayer
Collaboration artistique : Clément Poirée
Habillage : Emilie Lechevalier

Du 10 septembre au 24 octobre 2010
Reprise du 14 septembre au 24 octobre 2011

Théâtre de La Tempête
Cartoucherie, Route du Champ de Manoeuvre, 75 012 Paris
www.la-tempete.fr

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