Critiques // « Le Cas Jekyll » d’après Robert-Louis Stevenson avec Denis Podalydès à Chaillot

« Le Cas Jekyll » d’après Robert-Louis Stevenson avec Denis Podalydès à Chaillot

Mai 14, 2011 | Aucun commentaire sur « Le Cas Jekyll » d’après Robert-Louis Stevenson avec Denis Podalydès à Chaillot

Critique d’Audren Destin

L’étrangeté n’est jamais si troublante, si angoissante, que lorsqu’elle surgit dans le familier.

Interpréter Jekyll et Hyde, c’est l’occasion pour un acteur d’incarner deux forces, deux personnalités, deux corps, à travers la même personne. Lorsque, dans le livre de Robert Louis Stevenson, Henry Jekyll donne sa version complète de l’affaire, il écrit : « L’homme n’est pas un, mais double en vérité » et il ajoute plus loin : « D’autres viendront après moi, qui iront plus avant dans la même direction ; et je me hasarderai même jusqu’à avancer que l’homme finira par nous apparaître comme un royaume peuplé des sujets les plus divers, les plus incongrus, et les plus autonomes ». Ceux qui ont croisé le chemin de personnes schizophrènes au cours de leur vie sauront bien de quoi il ressort. Mais pour tout un chacun, la multiplicité des désirs, des idées, des sentiments, des contradictions qui nous animent rendent souvent la vie insupportable. À tel point qu’on peut estimer comme raisonnable de penser que la détermination d’un individu à beaucoup à voir avec son épanouissement. À contrario, l’indétermination, la confusion et d’une manière générale le désordre dans tous les aspects de la vie, n’engendrent le plus souvent que peines, désillusions et interdits bancaires.

© Elisabeth Carecchio

Le travail de Christine Montalbetti a été d’écrire un monologue pour deux voix, celles de Jekyll et celle de Hyde. Dans le texte original, le lecteur est confronté à plusieurs narrations. Il voit l’histoire se dérouler à travers les yeux des différents amis du docteur Jekyll, ceux de son majordome, et enfin à travers le récit de Jekyll lui-même. Dans cette adaptation, Jekyll s’adresse à son ami Utterson. Mais à travers Utterson, c’est au public qu’il s’adresse.

Ainsi nous assistons à l’exposé méthodique et scientifique de son récit. Récit qui, malgré son caractère terrifiant, a cette irrésistible chaleur des histoires d’autrefois. Tout ce qui manque alors, c’est un bon feu de cheminée dans un coin de la salle, à côté de chaque siège un verre de scotch, éventuellement un cigare, et la pluie qui tombe derrière les rideaux. Jekyll commence par dresser le portrait du jeune étudiant, d’apparence sérieuse « dans le noir précoce des hivers anglais, ou dans le sirop beige des jours de printemps » et néanmoins habité par des désirs contradictoires. Un jeune homme dont l’ennui le pousse à s’interroger sur lui-même. Et c’est tout d’abord dans de petites débauches qu’il se révèle. C’est en arpentant les rues de Londres la nuit que son appétit grandit. Il rassemble les données, il déduit.

Vice et Vertu

« Vice, comme ce poisson noir qui ondule sous la surface et parfois vient me faire ce petit saut de carpe par où je le vois frétiller dans toute sa splendeur, entier dans l’air éclaboussé d’écume où il surgit ; et Vertu, quoi, ce sourire bonasse que j’affiche en public, et ce martinet qui me reconduit sur ma chaise, et m’enjoint de travailler sans relâche. »

Jekyll c’est d’abord un homme bon mais dont la bonté est dirigée par toutes sortes de mesquineries. Jusque là c’est encore un être humain, rien que de très banal. Mais c’est de cette hétérogénéité qu’il faut partir. Jekyll fait une autopsie de lui même. Et c’est de ses penchants les plus obscurs que va naître Hyde, qui n’aura alors de cesse d’agrandir son territoire, allant toujours plus loin dans la réalisation de ses pulsions jusqu’à contaminer entièrement le corps et l’esprit de Jekyll. Quand le petit ruisseau tout neuf et riant de la débauche se transforme en vague meurtrière. Mais n’est-ce pas dans l’essence de la nature humaine d’aller toujours plus loin dans sa propre destruction ? L’histoire de l’homme n’est t-elle pas un long, très long suicide ?

© Elisabeth Carecchio

Il en est de même pour vous, lorsque « vos pensées, qui faisaient d’abord tranquillement la planche sur l’eau limpide de votre esprit, commencent à s’agiter de telle manière que vous ne le reconnaissez plus ». Lorsque le trouble s’installe…

Tout en rendant le texte contemporain par la liberté de ton, l’auteur a su préserver le charme du style 19ème siècle. Mais avec moins de pudeur, en appelant un chat un chat. L’effrayant côtoie le rire tout au long de la pièce et permet à Denis Podalydès de déployer pleinement son talent. Il maintient le spectateur en haleine grâce à un rythme soutenu, une véritable chorégraphie dans les déplacements et un jeu avec l’ombre et la lumière, l’avouable et l’inavouable, la surface et les profondeurs.

Outre sa qualité littéraire, cette adaptation offre la possibilité au spectateur de s’immiscer dans les réflexions et dans l’intimité de Jekyll et de Hyde. L’auteur apporte un véritable développement dans la psychologie des personnages tout en restant absolument fidèle à l’oeuvre de Stevenson dans la progression des faits. Bien qu’il n’y ait pas d’époque lorsqu’il s’agit d’explorer les tréfonds de l’âme, le décor reconstitue une atmosphère 19ème sans souci de réalisme mais plutôt dans l’idée de nous immerger dans un état particulier, entre les vapeurs chimiques des fioles de Jekyll et la brume londonienne. À l’intérieur de son petit meublé cossu.

« Mister Hyde I presume ? »

« Et est-ce que ce ne sera justement pas ça, pour vous, le point exact de l’insoutenable ? Non pas les crimes que j’ai commis ; mais le fait qu’il ne s’agisse, au fond, que de vous. »

Le Cas Jekyll
Texte : Christine Montalbetti
D’après : Robert-Louis Stevenson
Mise en scène : Denis Podalydès
Co-mise en scène : Emmanuel Bourdieu et Éric Ruf
Scénographie : Éric Ruf
Assisté de : Delphine Sainte-Marie
Costumes : Christian Lacroix
Avec la collaboration de : Renato Bianchi
Conseils chorégraphiques : Cécile Bon
Lumière : Stéphanie Daniel
Son : Bernard Valléry
Avec : Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française

Du 10 au 21 mai 2011

Théâtre National de Chaillot
1 place du Trocadéro, Paris 16e – Réservations 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr

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