© Jérôme Blin
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Ils sont quatre sur le plateau. Peut-être une même fratrie, une meute. On ne sait, on ne saura pas. Qu’importe à vrai dire. Chacun à son tour viendra nous raconter une histoire, un conte. Chacun en sa langue. Histoires intimes et fragmentaires dont nous n’aurons pas les clefs. Qu’importe là encore. Il faut lire entre les lignes, entre les corps. Lire la difficulté de vivre, de vivre ensemble. Sa difficulté à être. La solitude. Voilà, c’est tout simple et si compliqué à la fois. Ils sont quatre sur le plateau nu, habité de leur présence magnétique et fantasque, de leur fulgurance tragique. Ils sont quatre sur le plateau à jouer comme des enfants, avec tout le sérieux de l’enfance, à inventer ça, devant nous, ce dernier opus de Nathalie Béasse, Le bruit des arbres qui tombent. A tenter avec les moyens du bord, un peu d’eau, de la terre, quelques bûches, de raconter, de se raconter, de nous raconter. Ne raconter au final rien d’autre que leur chute à eux, et la nôtre, inéluctable, dans des raccourcis saisissant où jouer avec la terre, instant pataud d’enfance formidablement ludique, c’est aussi creuser sa propre tombe. Ils sont ces arbres qui tomberont un jour sans faire de bruit… Nathalie Béasse sidère encore une fois par sa capacité à enchanter, à bouleverser, à transfigurer le réel avec trois fois rien. Théâtre fragmentaire, elliptique, un art du collage incongru qui vous piège, vous agrippe et vous émeut. Un théâtre austère et sensible éminemment, formidablement poétique. Une poésie surréaliste et tragique sous le burlesque volontaire qui masque si peu le désespoir. Et physique, tant les corps sont profondément engagés dans la bataille qui se livre sur le plateau. Tout ici est organique. Il y a de la chair mise à nu et de la terre labourée, jetée par pelletée. Il y a de la terre mise à nu et de la chair labourée, jetée par pelletée. Et cette première image, toute simple et si prégnante, cette immense bâche de plastique qui gronde, flotte, mer démontée et ciel d’orage qui menace, obscurcit le plateau, engloutit ces performers, image radicale qui vous touche au plexus, on ne sait pas très bien pourquoi ou bien obscurément, mais qui inscrit d’emblée ce dernier avatar de Nathalie Béasse dans une profonde relation avec la nature dont elle capte et puise l’énergie mouvante, imprévisible et dont elle fait métaphore. C’est justement cette capacité à émouvoir sans détour, à faire appel sans artifice aux sens qui frappe. Cette création est une mosaïque aux tons bruns et verts dont il manquerait des pans entiers, parfois justes quelques minuscules tesselles, ne livrant rien de son mystère et qu’il nous faudrait reconstituer. Ou laisser en l’état. C’est toute la force de Nathalie Béasse de ne jamais rien expliciter, de laisser aux images leurs entières étrangetés, leurs beautés relatives, fragiles, énigmatiques, rêches. De les déposer là, au creux de chaque spectateur, à charge pour lui de deviner ce rébus, ou d’y ajouter sa propre histoire, en faire palimpseste. Toute l’originalité aussi de ne pas même faire de liens, aussi ténus soient-il, entre chaque images et qui ne feraient sens, sans aucune certitude, qu’une fois toutes rassemblées. Une valise trimbalée et pleine de cailloux, des vêtements que l’on jette dans les airs en un ballet tournoyant et furieux, des bûches comme des sexes exhibés fièrement, un sapin qui tourne obstinément ivre de lui-même, une danse joyeuse vite éperdue et furieuse… Nathalie Béasse transfigure le réel, y appose un sceau onirique. Voyante au sens rimbaldien, on peut oser dire ça, par sa capacité à voir au-delà de la réalité elle en débusque tout le burlesque et le tragique. Ces images ne sont pas que belles, elles ne le sont pas toutes et ne cherchent pas à l’être, elles sont simplement justes dans leur mystère et par leur mystère. Et c’est ce mystère là sans doute, au risque de dérouter, qui fait sens.
© Jérôme Blin
Le Bruit des arbres qui tombent conception, mise en scène et scénographie de Nathalie Béasse
Avec Estelle Delcambre, Karim Fatihi, Erik Gerken, Clément Goupille
Fragments de texte : La Vie tranquille de Marguerite Duras (Ed. Gallimard)
L’Evangile selon saint Matthieu
Le Monde est rond de Gertrude Stein
Hamlet de William Shakespeare
Partition rouge : poèmes et chants des Indiens d’Amérique du Nord traduction de Florence Delay et Jacques Roubaud
Ne me quitte pas de Jacques Brel (version néerlandaise)
Lumières Nathalie Gallard
Musiques Nicolas Chavet, Julien ParsyProduction Association les sens
Du 3 au 7 juin 2019
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 ParisRéservations 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com
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