Critiques // « Le Bout de la Route » de Jean Giono au Théâtre de l’Aquarium

« Le Bout de la Route » de Jean Giono au Théâtre de l’Aquarium

Fév 02, 2010 | Aucun commentaire sur « Le Bout de la Route » de Jean Giono au Théâtre de l’Aquarium

Critique de Denis Sanglard

Regain

C’est dans une maison fermée sur elle-même, étouffée par le deuil que Jean débarque un soir. Le maître est mort depuis quelques années. Son aînée depuis peu. La grand-mère s’est cloîtrée dans la folie, geignant tout le jour comme une chevrette. Rosine, la maîtresse de la maison, s’est enfermée derrière un masque de dureté devenant « Rosine la sauvage ». La mort et le deuil qui rodent, épargnent encore Mina, la cadette aimée d’Albert le berger. Avec Jean « le raconteur d’histoire » c’est la vie qui s’engouffre soudainement dans cette tombe, balayant la cendre, libérant la parole. L’âpre Rosine, devant cet étranger, redevient la mère tendre qu’elle n’avait jamais cessée d’être, la grand-mère sort de sa folie pour consoler l’inconsolable Jean au cœur d’une nuit où les larmes d’un chagrin trop longtemps contenu enfin couleront. Albert se déclare auprès de Mina. Bientôt c’est tout le village qui s’ébroue. Sauf que Jean est mort depuis longtemps, mort à lui-même, mort en dedans, mort d’amour, amoureux d’un fantôme qui le hante.
Dans ce mouvement contradictoire est toute la tragédie de cette pièce magnifique de Giono. Cette ouverture à la vie, à l’autre, à la terre d’une communauté par l’arrivée soudaine d’un étranger alors que lui-même se coupe du monde, se ferme en lui-même. Les efforts de Rosine pour amener Jean vers la lumière seront vains. Jamais Jean ne franchira les seuils éclaboussés de lumière qui ne cessent de s’ouvrir devant lui.

Soupe de vie

François Rancillac signe une mise en scène absolument remarquable. En s’épargnant tout naturalisme, tout folklore, mais en inscrivant la réalité de Jean Giono dans une abstraction picturale forte, il rend toute la force et la beauté charnelle de ce texte singulier. Aidé en cela de son scénographe, Jacques Mollon, l’espace mobile, immense mur, est labouré de noir tel un champ fossilisé. Hommage à Soulages, l’empâtement outre-noir pétrifie la scène et les personnages, mais fait vibrer la lumière qui semble consumer les corps comme en apesanteur. L’espace devient un espace mental qui bientôt se disloque, éclate, éclaboussé soudain de lumière vive où les corps explosent enfin de vie, avant que de se reconstituer au dernier acte pour étouffer les personnages, fracassés d’espoir non tenus. La direction d’acteur, comme toujours chez François Rancillac, est une ligne claire, droite et subtile. Tout est affaire de langue et de corps. La langue de Jean Giono est terrienne et poétique, toujours au plus près de son sujet. Cette langue là se hume, se renifle, chargée d’odeur. Cette langue là se mâche, se mange. Cette langue là s’écoute jusque dans son silence. Plaisir rare au théâtre que d’entendre « cette soupe de vie » pour reprendre Jean, que nous donne François Rancillac et ses acteurs. Les personnages oscillent entre lyrisme et silence buté qui n’est que pudeur. Habités par cette langue stupéfiante, les acteurs communiquent ce plaisir là, de faire entendre, tout simplement, s’évitant ainsi tout naturalisme. Aidé en cela par l’utilisation du micro HF qui loin d’être un gadget ici où une facilité technique permet le simple murmure de la confidence ou le souffle d’une voix, d’un corps qui se désincarne soudain. Vieux ou jeunes, les corps eux-mêmes semblent entraînés dans ce mouvement lyrique. Pétrifiés au premier acte, arides, ils s’ouvriront au deuxième, baignés, irrigués de lumière vive. Sauf jean, absent à lui-même. Il est le paradoxe qui résume si bien cette tragédie. Présence charnelle, sensuelle, la grande carcasse d’Eric Challier (Jean) est comme à côté d’elle-même, en retrait. Tout en irradiant de sa présence et de sa parole l’espace et les personnages, il est en dehors.

C’est un beau cadeau d’adieu à La Comédie de Saint Etienne que François Rancillac a donné là et une belle promesse pour l’avenir de l’Aquarium dont il prend aujourd’hui les rênes.

Le Bout de la Route
De : Jean Giono
Mise en scène : François Rancillac
Avec : Eric Challier, Charlotte Duran, Jean Pierre Laurent, Tommy Luminet, Anita Plessner, Thiphaine Rabaud-Fournier, Emmanuelle Stochl
Dramaturgie : Frédéric Révérend
Scénographie : Jacques Mollon
Costumes : Ouria Dahmani-Khouhli
Lumière Cyrille Chabert
Son : Daniel Cerisier et Fabrice Devret

Du 28 janvier au 28 février 2010

Théâtre de l’Aquarium
Cartoucherie, Route du Champ de Manoeuvre, 75 012 Paris
www.theatredelaquarium.com

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