ƒƒƒcritique de Denis sanglard
L’Aquarium a 50 ans. Et comme il est précisé, « toutes ses dents ». Et François Rancillac montre les dents devant le danger qui menace ce lieu emblématique. C’est tout sourire, ce sourire qui le caractérise si bien, qu’il met en scène « L’Aquarium d’hier à demain… ». Ils sont importants ces points de suspension tant l’avenir de ce théâtre semble menacé. Avec Juliette Giudicelli, ils ont plongé dans les archives de ce précieux théâtre : textes des spectacles, notes de travail et de mises en scène, articles de presse, photos… Ils ont rencontré les pionniers de cette aventure incroyable : Jacques Nichet, Jean-Louis Benoit, Didier Bezace, les acteurs qui les ont accompagnés, les techniciens, les administrateurs… qui parfois étaient tout cela à la fois dans cette utopie réalisée, cette aventure humaine, fragile parce que utopique et humaine, où chacun se devait d’être sur le plateau et hors du plateau, comédiens et plâtriers, comédiens et costumiers… C’était quoi l’Aquarium ? D’abord de 1964 à 1970 une troupe universitaire, celle de la rue d’Ulm soit l’E.N.S, comme il y en avait tant à l’époque et d’où sortirent d’autres metteurs en scène et directeurs de lieux dont Ariane Mnouchkine et Patrice Chéreau. Avant qu’elle ne devienne professionnelle en 1970 et de s’installer en 1972, par l’entremise de Jean-Louis Barrault et l’accord d’Ariane Mnouchkine, dans un entrepôt désaffecté de la Cartoucherie. Jusqu’en 1982 c’est un collectif qui devient dès cette année-là un collégial avec Jacques Nichet, Jean-Louis Benoit et Didier Bezace. Ce trio devient duo avec le départ de Jacques Nichet en 1986. En 1997 Jean-Louis Benoit devient l’unique directeur. Julie Brochen prend le relais en 2001. 2009 c’est l’arrivée de François Rancillac qui risque fort par l’incurie d’un ministère de la culture, ne voyant en ce lieu qu’une ligne budgétaire, d’être remercié à la fin de son mandat exemplaire. C’était quoi d’autre l’Aquarium ? C’était aussi et surtout une aventure collective, une énergie au service d’un théâtre résolument engagé, politique jusque dans son fonctionnement interne où chacun percevait le même salaire, où la parole de chacun était écoutée, les propositions mises à l’épreuve du plateau, les discussions enflammées. Enfants de 68 qui furent aussi les désenchantés des lendemains de 1981, ils sont en cette fin de siècle la mémoire d’un théâtre en pleine ébullition, ouvert sur le monde et révolutionnaire dans son appréhension, un théâtre sans concession sur ses idéaux artistiques novateurs et politiques. Et la mémoire d’une certaine gauche bientôt désillusionnée. Des créations marquantes, des échecs cinglants, des réussites éclatantes.
C’est un spectacle joyeux, sans nostalgie, mais avec la conscience aigüe de François Rancillac d’être l’héritier, le dépositaire et le passeur de toute cette histoire. C’est une création où se révèle encore sa formidable direction d’acteur. Les élèves de l’ENSAD forment un chœur mobile, potache et sérieux qui s’empare de cette histoire avec une sacré énergie, un talent certain. Sur le plateau nu, juste quelques chaises, ils sont tour à tour Jacques Nichet, Didier Besace, Jean-Louis Benoit, l’administrateur, les comédiens… Ils sont l’Aquarium dans tous ses états. Il n’y a rien non plus de romantique dans cette évocation. Il n’est pas éludé les difficultés, les rancœurs, les fatigues, les coups de gueule, les dissensions. C’est d’ailleurs par une ronde répétée qui peu à peu se disloque, image simple et efficace, que se révèle la fragilité d’une telle aventure. « Société tu ne m’auras pas » chante Renaud pendant que tournent jusqu’à épuisement les acteurs de cette histoire. Douce ironie puisque 1981 et l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République marque un tournant qui voit les protagonistes historiques – Nichet, Bezace, Benoit – peu à peu s’éloigner de l’Aquarium pour d’autres aventures, intégrer le théâtre public. C’est à pas de loup qu’ils disparaissent du plateau, s’effaçant avec discrétion. François Rancillac passe vite sur cette période car ce qui l’intéresse c’est de constater combien cette épopée de trente ans, jusqu’aux années 80 donc, avec ses hauts et ses bas, a considérablement marqué les générations futures, héritières indirectes d’une autre façon de faire du théâtre, de s’engager, et de révéler le monde. Si les élèves de l’ENSAD nous racontent l’histoire de l’Aquarium c’est aussi la leur qu’ils racontent. Dire, chaussés de lunettes, « je suis Jacques Nichet » quand celui-ci est dans la salle – il y était ce soir-là – n’est pas qu’une facétie, c’est aussi affirmer combien cette génération est le fruit d’une utopie réalisée vent-debout. Et c’est cela qu’un ministère de la culture et ses conseillers veulent mettre à bas, faire de ce lieux un garage théâtral dont le projet est des plus flou, pour des raisons d’ignorance et de budget. C’est anéantir cinquante ans d’une histoire singulière et forte, exemplaire, qui perdure encore, qui doit perdurer. Notre ministre de la culture devrait « se taper » cette création pour comprendre, au-delà de l’Aquarium, que le théâtre est avant tout une aventure humaine, fragile et forte, et que nous ne sommes pas là pour être « rassurés » mais conforter dans nos rêves d’un théâtre citoyen, ouvert sur la société, le monde. Le théâtre est affaire de révélation et de transmission. François Rancillac, combatif et sans illusion, mais convaincu et chevillé à cet idéal, ne mérite pas un tel traitement. Ce n’est pas pour lui qu’il se bat mais pour la pérennité d’un projet dont il est certes l’héritier mais également le garant pour les générations à venir, lesquelles sont invitées en ces lieux pour des résidences fructueuses et riches de partage. « Bon anniversaire ! » jamais titre de manifestation ne fut plus ambigu. Mais par cette création ludique et intelligente François Rancillac signe non un manifeste, non une charge revancharde, aigrie, mais une réponse ouverte et ludique sur l’avenir parce que riche d’une histoire encore une fois, j’insiste, profondément humaine, politique et généreuse.
L’Aquarium, d’hier à demain…
Texte et mise en scène François Rancillac
Assisté de Julie Juliette Giudicelli
Avec la promotion sortante de l’ENSAD : Boris Balsan, Sylvain Deguillame, Paul’Eloi Forget, Lucie Dordoigne, Diane Kristanek, Adil Laboudi, Magdalena Galindo, Benjamin Dussud, Mélodie Le Blay, Teddy Boagert, Mattias De Gail, Vera Franskevitch, Achille Sauloup, Maxime VervonckDu 2 au 8 novembre 2015 à 20h30, relâche le 5 novembre
Théâtre de l’Aquarium
12, avenue du champ de Manœuvre – 75012 Paris
Réservations 01 43 74 99 61
www.theatredelaquarium.comDates:
3 novembre à 19h, lecture d’extraits de pièces écrites par « L’Aquarium »
4 novembre, à l’issue de la représentation, rencontre sur « le théâtre documentaire »
5 novembre, « Exils »,Concert-lecture du Quatuor Léonis
6 novembre, « Musique et Politique » concert de l’ensemble Aleph
7 novembre de 17h à 19h, table ronde « La création collective, une utopie concrète ? », animée par Jean-Pierre Thibaudat.
7 novembre à 18h, Conférence sur la Cartoucherie : « La Cartoucherie : une remise à jour du service public » par l’historien Joël Cramesnil
8 novembre, Table ronde « Le théâtre, pour quoi faire ? »
A l’issue de la représentation du 8 novembre, Bal seventies !
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