© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Les dessous des dessus chics, histoire secrète de la robe, une princesse anglaise commanda un jour une robe pour son mariage, les meilleurs artisans du Royaume furent mis à contribution…La guimauve s’arrête là où commence le récit de Caroline Guiela Nguyen qui montre l’envers du décor d’un atelier de haute couture confronté à une commande exceptionnelle, donner corps en huit mois à la robe du siècle. Les secrets de fabrication sont les histoires de ces femmes et de ces hommes chargés de la créer, à Paris, Alençon et Mumbai, le designer, la cheffe d’ateliers, les petites mains, les dentellières et les brodeurs qui vont permettre à cette pièce légendaire d’exister dans les temps.
Très peu de metteurs en scène s’intéressent à la réalité du travail, aux gestes du métier, aux règles de l’art construites au sein de collectifs qui, lorsqu’elles sont perpétuées, permettent de s’inscrire dans une histoire (c’est typiquement le cas des brodeuses dont le métier ne s’apprend pas mais se transmet de mère en fille). Encore moins nombreux sont les dramaturges qui montrent l’usure professionnelle, un processus d’altération de la santé qui s’inscrit dans la durée et qui résulte d’une exposition prolongée à des contraintes de travail, objectifs irréalistes, injonctions contradictoires, pression temporelle. Elle ne concerne pas que les salariés en fin de carrière, peut intervenir à n’importe quel moment et conduire au suicide. C’est le cas du personnage principal, la chef d’atelier Marion, qui finit par se suicider, la robe a avalé sa vie, tandis qu’à l’autre bout du monde le brodeur indien Abdul Grani deviendra aveugle. Dans les deux cas, une pression insupportable a ravagé les corps de personnes qui adoraient leur métier, étaient fiers de contribuer à un ouvrage magnifique et auraient tout donné. Caroline Guela Nguyen a minutieusement enquêté et présente ce qu’on ne voit jamais, l’organisation d’une chaîne de travail à distance, les règles de confidentialité, les relations entre donneurs d’ordre et maîtres d’ouvrages, l’inhumanité d’un système qui broie les travailleurs dans un atelier huppé du seizième arrondissement de Paris comme ou au fin fond de l’Inde.
Sur un vaste plateau à mi-chemin entre l’open space (espace de travail partagé entre différents postes sans cloison) et l’atelier de couture traditionnel, vestes et chemises sont accrochées sur des cintres. Dans un coin, la table de presse aux lourds fers à vapeurs. A l’avant-scène, la table principale où travaillent les ouvrières, assises sur des tabourets. Une quantité de tissus, de fils et d’aiguilles circule ainsi entre leurs mains agiles.
Le mouvement ne s’arrêtera jamais, les comédiens sont comme rivés à la tâche, interprétation des croquis, essayage et calage de la toile au mannequin, prise de mesures, présentation de l’ébauche au créateur et adaptation de la toile… les exigences des commanditaires sont insensées. On ressent la force du collectif qui se comprend à demi-mots.
Caroline Guila Nguyen a le sens du rythme, des retournements de situations avec un fil narratif parfaitement clair, là ou d’autres se perdraient dans les allers-retours entre histoires intimes et collectives. L’usage de la vidéo révèlent les mains abimées, les traits tirés, les regards de ces gens de l’ombre taiseux, qui n’ont pas l’habitude d’être dans la lumière. Les comédiens, professionnels ou non, sont tous extrêmement justes dans l’expression d’une parole non formatée de gens humbles, parfois âgés. Une mention spéciale à Maud le Grevellec dans le rôle-titre, si pudique dans sa souffrance.
Un très bel hommage à la mémoire ouvrière, à l’excellence de ces métiers du spectacle « invisibles », les modélistes, patronniers, costumiers et un grand moment de théâtre pour tous dans la tradition de Jean Claude Grinberg. Les spectateurs, émus, applaudissent debout et ne veulent plus partir.
© Christophe Raynaud de Lage
Lacrima, une histoire contemporaine des larmes, de Caroline Guila Nguyen
(texte édité chez Actes Sud)
Mise en scène : Caroline Guiela Nguyen
Scénographie : Alice Duchange
Collaboration artistique : Paola Secret
Costumes et pièces couture : Benjamin Moreau
Musique : Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard
Son : Antoine Richard en collaboration avec Thibaut Farineau
Lumière : Mathilde Chamoux, Jérémie Papin
Vidéo: Jérémie Scheidler
Coiffure postiches et maquillage : Émilie Vuez
Musiques enregistrées : Quatuor Adastra – quatuor à cordes
Habillage : Bénédicte Foki
Motion design : Marina Masquelier
Casting : Lola Diane
Avec Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Michèle Goddet, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam
En vidéo : Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont
Et avec les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford
Création en mai 2024
Durée : 2 h 55
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Relâches les lundis et les dimanches 12 et 26 janvier 2025
En français, avec des scènes en tamoul, anglais, langue des signes, surtitré
Les Ateliers Berthier
1, rue André Suares
75017 Paris
T+ 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu
Autour du spectacle :
Avant-premières les 7 et 8 janvier 2025
Happy Thursday les jeudis 16, 23, 30 janvier et 6 février 2025
Rencontre avec Caroline Guiela Nguyen et l’équipe artistique
Dimanche 2 février à l’issue de la représentation – Berthier 17e
Dispositif de surtitrage Panthéa
pour plus d’accessibilité, un dispositif de lunettes de réalité augmentée est testé sur Lacrima il offre une traduction surtitrée en anglais ainsi qu’une audio-description et une traduction en LSF
– Représentations surtitrées en français et en anglais les vendredis 10, 17, 24, 31 janvier et le dimanche 19 janvier
Tournée :
Du 13 février au 21 février 2025 Les Celestins à Lyon
Du 26 au 28 février 2025 Theatre National de Bretagne
14 et 15 mars 2025 Théâtre de Luxembourg
20 et 21 mars 2025 Théâtre de Liège
Du 28 au 30 mars 2025 Centro Dramatico Nacional (Espagne)
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