Lecture de Bruno Deslot –
La géométrie des pulsions
Quatre chapitres qui, tour à tour, esquissent la géométrie des pulsions de onze personnages contenus dans une arithmétique de l’immuable.
Vivant en apparence des événements d’une extrême banalité, des histoires d’amour, d’un amour en crise, onze personnages observent le développement tragique de leur histoire. Vengeance, passion, trahison, désespoir, jalousie…composent une palette de couleurs vives pour esquisser une géométrie des pulsions sur le tableau noir d’une problématique de la fatalité. D’une simplicité extrême et d’une troublante trivialité, lors de la première lecture le texte masque les profondes contradictions et paradoxes des personnages dont il est question et révèle, par un mouvement circulaire dans lequel le lecteur est happé, la complexité des situations qui s’enchaînent selon un mécanisme puissant et captivant. Quatre parties, divisées chacune en deux temps, le Cercle succédant au Carré, placent l’intrigue dans une dynamique de l’immuable, selon un ordre semblable et quasi obsessionnel qui régit les scènes et intègre les protagonistes dans un mécanisme aux rouages solidaires, isolant chaque groupe dans l’engrenage du fatum.
Après deux ans d’absence, pendant lesquels Verte a touché à peu près à tout, elle retrouve Vert, prête à accepter le pire pourvu qu’elle reste avec ses enfants et celui qui sera son bourreau. La femme de ménage, la caissière de supermarché, la putain, la fille au père…repentante et rongée par le remord, Verte avoue, reconnaît afin que Vert la reprenne et peu importe les conditions.
Verte : « Je ferai tout ce que tu me demanderas. »
Vert : « Tu devras payer pour ce que tu as fait ».
Dès lors, Vert annonce à Verte que sa vie sera une punition. Un problème de couple que rencontre Ciel et Cielle, donne lieu à une consultation auprès de Noir qui tente de comprendre l’enjeu de la situation face à un homme muselé par une compagne aussi affamée qu’angoissée pour qui le lit ne semble pas être une priorité et pourtant ! Une prise de conscience, le sentiment d’une lutte vouée à l’échec, d’un aveuglement, d’un gâchis et Violette annonce à Violet qu’elle va le quitter pour Gris, son meilleur ami. Incarnation du fantasme, omniprésence du désir suscité par l’absence d’un corps idéalisé, d’un sexe vénéré, Bleu s’offre en partage à Jaune et Rouge qui se demandent lequel des deux il aime le plus !
Dans ce labyrinthe des passions, les personnages sont désignés par de simples noms de couleur. Ils forment quatre groupes, chacun isolé dans la ronde aliénante d’une unité qui fait corps avec l’oxymore auquel l’auteur recourt pour nommer son oeuvre : La Ronde du carré. Tout paraît figé, définitivement ancré dans l’inéluctable fatalité et pourtant, l’ensemble se mue par une extraordinaire fluidité, celle de la réitération inscrite dans des variations obsessionnelles, accordant à la proposition une force en continuelle expansion et apparaissant comme difficile à contenir, à confiner !
Une fascinante ouverture vers l’intérieur
La Ronde du carré, une oeuvre mathématique dont la structure pourrait s’apparenter à des fragments de surfaces colorées, s’imbriquant, tournant, pivotant, entrant en collision et proposant un nombre étourdissant de combinaisons sans pour autant proposer des solutions. Une composition arithmétique, mais seulement en apparence car ici, les probabilités sont nombreuses mais les résolutions inexistantes. Le carré de Dimitriadis ressemble davantage à une figure de l’éternel retour qui se poursuit au-delà de sa propre fin. Afin d’incarner une contradiction irreprésentable, l’auteur avait choisi au départ de nommer sa pièce Le Cercle carré, recourant à ce bel oxymore à l’image de la pièce, le tout et son contraire inscrit dans un éternel recommencement. La langue est simple, puissante et poignante à mesure que l’on progresse dans ces unités ou ces cellules, dans lesquelles les groupes de personnages sont enfermés, emportés par la circulation d’une parole récurrente qu’organise la structure de la pièce. Quatre parties, divisées chacune en deux temps, le Cercle succède au Carré, proposant alternativement, une configuration paradoxale d’où jaillit l’enfermement mental et obsessionnel des protagonistes portant des noms de couleur, qui pourraient rappeler le poème Voyelles de Rimbaud. Tout comme cette Ronde ferait référence à celle de Schnitzler qui fait voyager le désir dans une chaîne amoureuse. Mais chez Dimitriadis, Eros ne se propage pas de proche en proche, les groupes demeurent acculés à cette force étonnante de la réitération. Chaque situation s’abandonne à un éternel recommencement, tout comme Sisyphe pourtant proche de son but mais voyant malgré tout son rocher roulant vers le bas. Par ailleurs, chez les protagonistes de la pièce, l’exclusivité des sentiments marque une absence de réciprocité et encourage un appétit dévorant. Jaune et Rouge exige de Bleu de faire un choix définitif : « N’est-ce pas ça l’amour ? N’est-ce pas exclusif ? ». Violette dit à Gris : « Je veux t’avoir complètement à moi ». Et Vert possède Verte qui s’est offerte à lui en martyre ! L’idée de fusion, de somme ne fonctionne pas dans le concept traditionnel de l’union. Un et un ne font pas deux mais tendent toujours plus vers le zéro, jusqu’à la dévastation dans « Un seul espace, ouvert ou fermé, composé de quatre unités. » une didascalie répétée sept fois dans la pièce, ouvrant le chemin des possibles dans un singulier pluriel, un isolement psychique d’une gravité extrême. Les onze personnages de la pièce sont condamnés à une extrême solitude et pourtant sont toujours au moins deux dans les quatre unités qui composent La Ronde du carré. Ils existent par des sentiments contradictoires, mêlés dans une grande confusion passionnelle. Ils semblent incapables de se différencier et se reproduisent désespérément. L’idée de dégénérescence est omniprésente dans l’oeuvre de Dimitriadis qui utilise l’indécision comme le moteur de sa pièce dont le carré, figure géométrique stable, prend vite la forme d’une torsion qui creuse le trait et aspire toutes les possibilités dans une spirale hélicoïdale absolument infernale.
Un récit poignant et riche, dont la lecture révèle par petite touche successive toute la complexité de l’ouvrage.
La Ronde du Carré
De Dimitris Dimitràdis
Texte français de Claudine Galea avec Dimitra KondylakiLes Solitaires Intempestifs
1 rue Gay Lussac, 25000 Besançon
www.solitairesintempestifs.com
Voir aussi :
La pièce La Ronde du Carré mise en scène par Giorgio Barberio Corsetti au Théâtre de l’Odéon