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Là où je croyais être il n’y avait personne, conception et interprétation de Anaïs Muller et Bertrand Poncet au CENTQUATRE-PARIS dans le cadre du Festival Les Singulier.ères 2023

Jan 26, 2023 | Aucun commentaire sur Là où je croyais être il n’y avait personne, conception et interprétation de Anaïs Muller et Bertrand Poncet au CENTQUATRE-PARIS dans le cadre du Festival Les Singulier.ères 2023

© Christophe Raynaud de Lage

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Un homme s’approche de la file d’attente qui s’allonge au bas de la salle de théâtre et interroge, inquiet : c’est bien Là où je croyais être ? Après lui avoir souri, on aurait poursuivi le jeu des mots avec lui, on aurait fait de ce titre un principe d’incertitude performatif questionnant nos existences et les circonstances qui les meublent. Oui, là où je croyais être, qu’y avait-il ? Sinon le désir et la curiosité. Et de cela peut naître un monde. Celui d’Anaïs Muller et Bertrand Poncet est à fonds multiples, fonds perdus, éperdus, comme autant de calques se superposant, transparaissant les uns à travers les autres, ou, encore autrement, comme un millefeuille tant il y a d’écrits dans cet imaginaire qu’ils partagent avec nous, tant les écrits sont eux-mêmes les palimpsestes de ceux qui les précédèrent. Ainsi d’Agatha de Marguerite Duras, dont l’écriture fut déclenchée par sa lecture du monument inachevé de Robert Musil, L’homme sans qualité. Dont acte. Ange et Bert, les alter ego d’Anaïs Muller et Bertrand Poncet, s’en emparent sans plus de façons, entrent dans le dur comme on rentre dans le lard, bardés de cartons peinturlurés en guise de costume tyrolien. Soit dit en passant, le chef d’œuvre autrichien, nous est offert en « PRELIMINAIRES ». Ils osent, la fleur au fusil. C’est leur puissance, qui est d’audace. Pop-up d’un livre sitôt ouvert, sitôt refermé. Alors, Marguerite Duras leur tombera du ciel et non des mains, Dieu soit loué.

Dans ce salon qui pourrait avoir été la chambre des enfants, moquette saumon, mouton-commode, petit tambour et arbre en carton recyclé comme le mouton précédemment listé, il y a une table de bureau qui pourrait être celle de Marguerite Duras : une table avec une bouteille de vin rouge et des verres, une table avec une machine à écrire. Si Ange et Bert abordent la figure de Duras par ses traits les plus saillants, jouant avec comme deux enfants le feraient d’un vieux costume vintage trouvé dans un grenier, c’est bien plus encore le moteur de l’écriture durassienne qui est ici interrogé, mis en œuvre de manière ludique. Car Marguerite Duras est l’écrivaine d’un style qui s’expérimente comme un process d’écriture, elle est l’écrivaine d’une énonciation qui, plus que pour tout autre écrivain, est une mise en scène des mots proprementdits, de leur potentialité illimitée si l’on veut bien prendre soin de leur en donner l’espace et le temps. Là où je croyais être il n’y avait personne se nourrit ainsi de ce conditionnel que Duras utilise pour écrire Agatha, cet amour incestueux, indicible au présent, entre un frère et une sœur. Le conditionnel est pour Ange et Bert une couche de fiction à inventer dans le flux du vivant, c’est la langue des projets, des projections, celle de la création, c’est aussi la langue des timides qui peuvent faire résonner l’air de rien ce qu’ils ont sur le cœur. C’est la langue des non-dits qui peuvent se faire explicites. Le conditionnel est enfin la possibilité d’étager des niveaux de réalités dans le même présent. Anaïs Muller et Bertrand Poncet sont virtuoses et sensibles dans ce théâtre des passages, circulant avec la légèreté et l’invisibilité d’un courant d’air d’un monde à un autre. C’est dans ces glissements incessants, manifestes ou indécidables, toujours troublants, que leurs propres figures finissent par crever les apparences, quand bien même ils ne passeraient que d’un masque à un autre, se découvrant furtivement comme un visage inopinément vu à la fenêtre d’un train. C’est dans cet art de la rupture faisant déchanter une réalité qui avait pris pour revenir à une autre où s’en déprendre (mais cet échelonnement de valeur, tel que je l’écris ici, semble bien théorique et illusoire), autre réalité qui n’est qu’un effet de construction dramaturgique et n’a dans l’absolu pas d’avantage (et pas moins) d’existence que la première citée. C’est donc dans cet art de la rupture que se consomme, érotiquement pourrait-on presque dire, l’art de leur jeu, faux-fuyant de leur je. De voir leurs yeux briller dans l’interstice de ces passages secrets, la jubilation nous soulève. Dans leurs tenues chic et surannées, dans cet apprêt qui leur donne tout à la fois cette dureté et cette fragilité de porcelaine, dans ce dandysme qui leur va comme une éthique, l’incarnation ne saurait avoir lieu, l’énonciation, y compris et surtout sur un mode comique, est une distance que l’on prend avec soi-même. Les mots se détachent, les affects surgissent alors comme suspendus, vibrants, à portée d’oreilles et de lèvres. Et une larme coule au creux d’un rire.

A l’inverse d’un jeune théâtre reprenant souvent les codes et l’esthétique naturaliste du cinéma et de la série, Là où je croyais être il n’y avait personne affirme sa forme théâtrale, délicieusement et subtilement théâtralisée, jouant justement de ce que c’est que jouer sur une scène. On leur sait gré de cela, d’avoir osé ce contrecourant, et plus encore d’avoir osé se mesurer sans peur, et avec humour, et avec amour, à la vénérable et vénérée Marguerite Duras.

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

Là où je croyais être il n’y avait personne

Conception et jeu : Anais Muller et Bertrand Poncet

Regard extérieur et collaborateur dramaturgie : Pier Lamandé

Scénographie : Charles Chauvet

Lumière : Diane Guérin

Musique : Antoine Muller et Philippe Veillon

Vidéo : Romain Pierre

Costume : Clémentine Savarit

Durée 1h15

Du 18 au 21 janvier 2023 à 19h00

 

CENTQUATRE-PARIS

5 rue Curial – 75019 Paris

www.104.fr

Téléphone 01 53 35 50 00

En tournée :

Le Méta – CDN Poitiers Nouvelle-Aquitaine

15 au 16 mars 2023

TNBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine

21 au 25 mars 2023

La Comédie de Ferney – Ferney-Voltaire

28 avril 2023

Théâtre de Châtillon

(La Trilogie des Traités de la PerditionUn jour j’ai rêvé d’être toi, Là où je croyais être il n’y avait personne et Scandale et Décadence)

Octobre 2023

La Comédie de Ferney – Ferney-Voltaire

21 au 26 novembre 2023

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