Critiques // La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, mise en scène de Stéphanie Loïk

La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, mise en scène de Stéphanie Loïk

Déc 01, 2017 | Commentaires fermés sur La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, mise en scène de Stéphanie Loïk

ƒƒƒ article de Denis sanglard

visuel-La-fin-de-Lhomme-rouge© DR

L’implosion de l’Union Soviétique signe la fin de « l’homo sovieticus » issu de 70 ans du marxisme-léninisme. Vingt-cinq ans d’effondrement, de désenchantement pour aboutir à Vladimir Poutine. Objet de la blague russe la plus courte : « Poutine est un démocrate ». Svetlana Alexievitch, biélorusse, prix Nobel de littérature 2015, se penche avec une belle acuité, en littéraire et non en historienne précise t-elle, sur l’histoire de ce basculement. Non aux faits historiques en eux-mêmes mais à la petite histoire. Celle des citoyens, de ces hommes et femmes de tous âges aux prises avec le quotidien, ce quotidien qui leur échappe dans ce maelstrom, ce bouleversement qu’ils perçoivent, brisés et impuissants, auxquels ils se raccrochent pourtant. Des milliers et menus détails d’une vie quotidienne disparue : l’importance de la littérature, le culte du héros, la guerre, la liberté –de sa découverte et de son usage- le capitalisme nouveau bientôt sauvage. Et la cuisine, la pièce centrale et parfois communautaire, dernier et unique espace où critiquer le régime. Des milliers de voix pour un seul peuple au bord toujours d’éclater, de se déchirer. « Il va bientôt se passer quelque chose. Et bientôt. (…) Tout le monde attend : qui, où, quand ? ». Des témoins humiliés, des déportés, des bourreaux, des toujours staliniens, des toujours socialistes, des résistants aux anciennes et nouvelles dictatures, des nostalgiques bolchéviques…De ces voix au centre d’une réalité politique catastrophique qui n’en finit pas de résonner, échos lancinants, l’histoire russe prend une dimension terriblement humaine et tragique.

Stéphanie Loïk signe une mise en scène rare, exigeante, juste. Près de trois heures d’une création poignante mais sans pathos. Plateau nu, lumière entre chien et loup, c’est un chœur qui se présente à nous. Ils sont onze pour ces milliers de voix. Six filles, cinq garçons. Gestuelle lente et mécanique. Pas martiaux englués. Gestes empruntés aux affiches de propagande, aux chorégraphies militantes et citoyennes. Mais ici par leurs lancinantes répétitions, bientôt vides de sens. Le corps soviétique, fier objet de propagande politique, est comme vidé de sa substance, tournant à vide, mis à nu, dépouillé. Reste la parole. Froide, à l’émotion retenue ou si peu. Répétée, chuchotée, elle résonne et circule comme un écho assourdi. Stéphanie Loïk donne à entendre. Et nous restons glacés, saisis devant ce qui est énoncé. Et qui se heurte parfois. Tant de contradictions, de paradoxes qui donnent de la réalité de l’Histoire, de sa perception, une complexité loin des faits officiels simplifiés ordinaires. Ainsi l’histoire de Vera et de son fils, Igor, élevé dans le culte du héros patriotique, de la guerre et des poètes. Et qui se pend à 14 ans. Véra n’a pas de réponse mais une culpabilité immense d’avoir élevé son fils dans le culte de « la mort plus belle que la vie ». Thématique russe…. A la parole de la mère, dite par les filles, se substitue la parole des amis d’Igor. Autre réponse possible à ce suicide devant le malaise de cette jeunesse n’ayant pas connu le régime socialiste, en pleine déroute devant les conséquences de la perestroïka et la guerre d’Afghanistan. Le montage de Stéphanie Loïk est minutieux et d’une grande cohérence. Ce texte diffracte une réalité en de multiples éclats de vies, masquées et traversées par les faits historiques mais qui est de fait contingente à ce quotidien bousculé par les évènements politiques. D’autres voix s’élèvent, toutes contradictoires et complémentaires à la fois qui dénoncent le chaos, la déroute et l’effondrement. L’espoir et la peur. Ce qui aurait pu être une mise en scène aride, d’une grande sécheresse est heureusement compensé par un lyrisme qui voit certaines interventions ponctuées de chants ou de musique. Chants révolutionnaires, chants populaires ou religieux, le contrepoint qui est bouleversant, offre une respiration, un souffle où l’émotion vous tombe dessus. Et quand retentit, a capella, l’International, c’est tout simplement déchirant. Que veut dire encore aujourd’hui en Russie ce chant patriotique ? Un espoir comme celui de la manifestation du 11 décembre 2011 place Bolotnoïe de Moscou contre le régime de Poutine ? Ou la nostalgie à double tranchant de ce qui fut, qui n’est plus et, désormais, de nouveau espéré ?

La fin de l’Homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch
Adaptation et mise en scène de Stéphanie Loïk
Création lumière, Gérard Gillot
Création musicale et chef de chœur Jacques Labarrière
Préparation et chants russes, Vera Ermakova
Costumière, Marie-Pierre Monnier
Régie Lumière, Bruno Grison
Avec Nadja Bourgeois, Heidi-Eva Clavier, Lucile Chevalier, Vera Ermakova, Marie-Caroline Le Garrec, Adrien Guitton, Martin Karmann, Abdel-Rahym Madi, Jérémy Petit
Avec la voix d’Ariane Blaise
Théâtre de l’Atalante
10 place Charles Dullin
75018 Paris

Le dimanche à 16h, du 29 novembre au 22 décembre 2017

Réservations : 01 46 06 11 90
www.theatre-latalante.com

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