Lecture de Djalila Dechache
A la faveur de sa prise de fonction à la direction de l’Odéon-Théâtre de L’Europe, le livre « La fête de l’instant » ou l’autoportrait ludique et inclassable de Luc Bondy de 1996, est revisité sous une nouvelle édition augmentée, avec photos et une couverture différenciée.
Luc Bondy est loin d’être un inconnu en France, il est à la fois connu et discret, ses créations ont été programmées à l’Odéon dès 1993, au Festival d’Avignon et dans des salles tout aussi prestigieuses en Europe, telle que la Schaubühne de Berlin, à Francfort, Hambourg, Cologne ou à Munich, mais aussi à Bruxelles, à Vienne, à Salzbourg et à Lausanne.
Nommé en mars 2011, à la direction de l ‘Odéon pour un mandat de cinq ans, il dit :
« Cinq ans c’est déjà long ! On peut faire tant de choses en cinq ans. Notamment remettre l’acteur au centre du jeu, ce qu’on ne fait plus assez en France. Or, l’acteur, c’est la première force du théâtre, son potentiel absolu… ».Télérama 10/04/2011.
C’est là une grande vérité que le théâtre français devrait prendre avec le plus grand sérieux.
A la question de G.Banu sur ses cultures et sa pratique de plusieurs langues il dit, lui l’européen par nature, «qu’il faut faire du théâtre dans la langue dans laquelle on rêve», précisant que lui-même fait des rêves en intervertissant les langues d’origine des comédiens avec lesquels il travaille que ce soit le français, l’allemand, le suisse ou encore l’autrichien. Et d’ajouter qu’il préfère que les comédiens jouent dans leur langue d’origine parce que « la différence physique de chaque langue se traduit dans la relation entre le corps et la parole….».
La pensée de Luc Bondy s’égrène tout au long de ce livre dense, à plusieurs lectures, d’une grande richesse et qui dépasse celle de son métier, fait l’effet d’une méditation ininterrompue à voix haute, concrétisée scène après scène avec les artistes de ses mises en scènes. Son rapport au temps, c’est bien de cela qu’il s’agit, est travaillé au point de mettre toujours en avant le réel de chaque humain et la force de l’instant propre à Luc Bondy qui sait convertir en geste l’essence d’un texte. Pour arriver à cela, s’installe sur le plateau un « chaos indescriptible »(Udo Samel, Bulle Ogier) qui perturbe les comédiens à tel point qu’ils sont contraints d’aller chercher autre chose, en allant plus loin, beaucoup plus loin , en lâchant ce qui a été appris auparavant.
Comment restituer « le génie oral » d’un artiste se demande G. Banu, un livre le trahirait, alors il abandonne l’idée. Luc Bondy avait été marqué par le recueil d’entretiens autour du philosophe et essayiste Emmanuel Berl sous le titre «Tant que vous penserez à moi ». C’est en offrant à G. Banu cet ouvrage, que « La fête de l’instant » verra bien le jour un peu plus tard et se composera de dialogues entre les deux hommes ainsi que des « Dires » de comédiens, de réalisateurs dont Wim Wenders, de scénographes Erich Wonder et Richard Peduzzi, de directeurs d’opéras tels que Stéphane Lissner ou Gérard Mortier pour qui Luc Bondy est «l’ami-poète», de critiques de théâtre et de critiques d’art tel que Peter Iden et Ivan Nagel. Ce dernier qui a signé la préface en forme « d’éloge reconnaissant », la formule est jolie, fut aussi essayiste et directeur de plusieurs théâtres allemands. Un cahier iconographique avec des photos impeccables de ses mises en scène, a été rajouté dans l’édition de 2012. La dernière de la série, avec son père, est d’une troublante ressemblance.
Tous sont quasiment devenus des amis avec lesquels il cherche, explore, conçoit, partage les transformations et du personnage et de leur personne.
Dans la vie de Luc Bondy il y a des livres, beaucoup de livres, il ne pourrait pas s’en passer, il en parle si bien. De manière décontractée et simple au beau sens du terme : « Il faut laisser entrer les livres en soi, lire ou vivre c’est la même chose ».C’est tellement cela, personne ne l’a dit avec cette vérité si juste et qui fait réagir. C’est toujours la vie qui circule, que ce soit par les comédiens, les compositeurs et les chanteurs d’opéras, les auteurs ou leurs personnages, tant que l’on est dans la fantaisie, dans l’imprévisible, dans l’instant. Pétri de littérature et de philosophie, nourri aux metteurs les plus grands tel que Fassbinder, Jean-Louis Barrault, proche de la démarche de Patrice Chéreau, il réunit autour de lui pour sa première saison à l’Odéon tous les comédiens qui comptent Bruno Ganz, Pascal Greggory, Louis Garrel, ainsi que les auteurs prestigieux Peter Handke, Harold Pinter, Odön Von Horvath, les metteurs en scène au parcours remarquable Christoph Mathaler, Peter Stein, Claude Régy, Joël Pommerat, Jean-François Sivadier, Alain Françon.
« La fête de l’instant » de Luc Bondy incite à en reprendre la lecture, plusieurs fois, à revenir en arrière, à revisiter ses propos, qui sont des actes de théâtre et des actes de vie. Comme le dit encore Georges Banu, il ne veut pas choisir, «il veut être et ne pas être », exercice éminemment difficile du jongleur de haut vol, physiquement et par ses langues, iconoclaste et clairvoyant, dans l’espace et dans le temps. Et hors de cela. Toujours dans la lumière.
Luc Bondy, La fête de l’instant, dialogues avec Georges Banu, Edition revisitée, Le temps du théâtre Actes Sud / Académie expérimentales des théâtres, 2012, 272 pages, 23.20 €.