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La Double inconstance (ou presque) de Marivaux, adaptation et mise en scène de Jean-Michel Rabeux, au TGP de Saint-Denis

Mar 07, 2018 | Commentaires fermés sur La Double inconstance (ou presque) de Marivaux, adaptation et mise en scène de Jean-Michel Rabeux, au TGP de Saint-Denis


© Ronan Thenadey

 

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Laissez tomber votre vision du marivaudage, charmant jeu de séduction sucré, total contresens en vérité. Jean-Michel Rabeux dans une mise en scène sans esbroufe, subtile et d’une grande clarté, en révèle toute la noirceur, la froideur, le machiavélisme. Du libertinage noir plus que rose qui voit la mise à mort d’un amour, l’effondrement d’un couple. Sylvia aime Arlequin, amour naïf et sincère. Mais le Prince tombe amoureux de Sylvia, l’enlève, la séquestre. Arlequin au désespoir est vite consolé par Flaminia envoyée par le Prince. Nos amants abusés ne résistent bientôt plus devant leurs riches et nobles séducteurs. Ils se révèlent inconstants. Cet embarquement pour Cythère est un cauchemar. Le palais en trompe l’œil est une geôle, un labyrinthe mouvant, où se perdent et se heurtent les corps désirés qui ne cessent de se fuir et de s’attirer, de vaciller, dans un ballet chaotique rythmé par ces cœurs perdus qui cahotent au grès de leurs sentiments contradictoires avant de sombrer. Jean-Michel Rabeux exacerbe ces tensions, les met à nus, radicalement. Sous cette langue fardée, poudrée, magnifique langue du dix-huitième siècle qui participe à la manipulation, au travestissement et à cette mise à mort, sous les jupons bouffant de la galanterie, les corsets des convenances, c’est toute la crasse, la noirceur puante, la violence sèche des rapports, la cruauté des abus de pouvoir qui se dévoilent. De classe, de sexe. Riches contre pauvres, Prince contre ses sujets, homme de cour contre paysans, hommes contre femmes. Jean-Michel Rabeux retrousse donc haut ces falbalas amidonnés, et montre les dessous pas très propres, peu reluisant de ce jeu pervers, cette partie carrée, cette nasse dans laquelle Sylvia et Arlequin tombent. « Pour mon plaisir » dit le prince et c’est ce bon plaisir absolutiste qui mène à la catastrophe. Jean-Michel Rabeux empoigne Marivaux qu’il secoue sèchement avec une liberté acide et terrible. Il le dégraisse de toute référence historique, de toute arlequinade grossière, l’inscrit dans une modernité sans artifice où le fond importe plus que la forme. Il le dissèque, l’énerve, le fouaille, pour en extraire avec une remarquable économie de moyen les pulsions profondes, inavouées sous les masques, les jeux de rôles. Des pulsions destructrices qui porte en elles la catastrophe à venir, 1789. Nous en sommes loin encore mais le vers est déjà dans le fruit. On a connu Jean-Michel Rabeux plus trash, plus provocateur. Sa mise en scène fébrile, aux accents punks, fluide, n’est pas apaisée pour autant. Ce qu’il met en scène avec tant de justesse et d’évidence, de jubilation communicative, de semblant d’urgence, c’est bien la langue abrasive qui porte en elle toute la charge hautement subversive, le travestissement des sentiments et des hommes, l’érotisme, le sexe, le genre. Une langue mais aussi des corps. Corps en avant, travestis, hypersexués,  se jouant du genre,  flottant donc, et qui sèment le trouble. Des corps manipulés, désirés, désirants, toujours à vue, enjeux de pouvoir. Déplacés et décalés, fragiles donc, comme celui de Sylvia ne sachant marcher avec des chaussures à talons et qui vacille ainsi, boiteuse dans ce palais et cette cour dont elle ne possède pas les codes. Dans un monde clos où chacun avance masqué Jean-Michel Rabeux ne fait que souligner avec lucidité et malice une évidence, combien cette langue affutée, ciselée, au-delà du genre dont elle se joue, et lui de même, est une arme de séduction massive, de manipulation soit une arme politique redoutable d’une cruauté sans pareille. Une langue qui travestit et corrompt avec pour mise et finalité la possession et la jouissance des corps. Une histoire de domination où posséder le corps de l’autre c’est l’anéantir. Nous y reviendrons. Une langue maniée superbement par des acteurs sous haute tension, d’une précision horlogère, Claude Degliame en tête, royale en prince travesti et libertin, à l’autorité nocive. Il faudrait les citer tous, tant chacun apporte une vérité et une complexité foudroyante à leur personnage, dépouillé de tous clichés, d’affectation, de retenue marivaudienne. L’énigmatique « (ou presque)» accolé au titre original par Jean-Michel Rabeux, dont on se demandait bien pourquoi cet appendice, prend toute sa signification explosive dans le dénouement imprévisible et brutal qui vous cloue sur place. Une conclusion âpre à l’ironie cinglante où résonne étrangement la dernière réplique d’Arlequin « A présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué ; patience nous lui en joueront d’un autre ! » Jean-Michel Rabeux prend cela au pied de la lettre et fait basculer la pièce dans une tragédie inattendue, l’anéantissement ou son refus, nous y sommes, qui acte définitivement la violence jusque-là encalminée dans les dialogues étincelants de cruauté, de sadisme, de Pierre Carlet dit Marivaux.

 

La Double inconstance (ou presque) de Marivaux

Adaptation et mise en scène de Jean-Michel Rabeux
Décor Noémie Goudal
Lumière Jean-Claude Fonkenel
Son Cédric Colin
Costumes Jean-Michel Rabeux
Assistanat à la mise en scène Geoffrey Coppini, Antonin Delom

Avec Morgane Albez, Aurélia Arto, Claude Degliame, Hugo Dillon, Roxane Kasperski, Christophe Sauger

Du 3 au 25 mars 2018
Du lundi au samedi à 20h, dimanche à 15h30

Relâche le mardi

Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint Denis
59 boulevard Jules Guesde
93200 Saint Denis

Réservations 01 48 13 70 00

www.theatregerardphilipe.com
reservation@theatregerardphilipe.com

 

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