Critiques // « La Cerisaie » de Tchekhov par Paul Desvaux à l’Athénée Théâtre

« La Cerisaie » de Tchekhov par Paul Desvaux à l’Athénée Théâtre

Nov 29, 2010 | Aucun commentaire sur « La Cerisaie » de Tchekhov par Paul Desvaux à l’Athénée Théâtre

Critique d’Anne-Marie Watelet

« Dans le temps, on faisait sécher les cerises ; […]
– Et qui en a la recette aujourd’hui ?
– On l’a oubliée, personne ne la sait plus ».

Après cinq ans d’absence, Lioubov Andréièvna est heureuse de retrouver sa propriété familiale au sud de Moscou. Pour elle et les siens, rien n’a changé : les cerisiers en fleurs font toujours palpiter leur coeur. Mais ce paradis est menacé par les mutations socio-économiques en cette Russie du début du XXe siècle. L’inquiétude s’accroît, faudra-t-il vendre la Cerisaie ?

© Laurent Schneegans

Avec sa dernière pièce écrite en 1904, Tchékhov signe un adieu à la société russe où tout s’effrite, où les uns s’accrochent au passé, et d’autres saluent l’avenir prometteur. La maison est le pilier de ce drame, l’enveloppe protectrice de leur mémoire. Lioubov, à son retour, s’attendrit devant la chambre des enfants « J’y couchais quand j’étais petite , […] et encore aujourd’hui je suis comme toute petite ». Elle et sa famille, quelques amis et domestiques, parlent de l’effet du temps, de l’âge, de la mort, et des souvenirs. Des conversations souvent banales qui dénotent ou l’ennui ou l’attente. Pas de continuité dans leurs actions et leurs dialogues. Le drame présent c’est la Cerisaie, déjà condamnée. Les fêtes sont de vrais moments de bonheur mais ce drame fissure le présent, écartelé entre un passé englouti et un avenir menaçant. Pétrifiés, Lioubov et son frère ne prennent aucune décision, bien que l’ami Lopakhine les presse au vu des échéances ; Varia ne se prononce pas dans le projet de mariage que forme sa mère, Lioubov ; et l’étudiant, Trofimov, entraîne Ania, autre fille, dans ses mirages et ses utopies de vie nouvelle.

Tchékhov ne juge jamais ses personnages et exclut tout sentimentalisme ou pathétisme.

Il dépeint leurs joies et leurs faiblesses. Le texte est sous-tendu  par des temps qui se croisent : passé / présent, on l’a dit. Le temps objectif, celui du calendrier et des échéances, et le temps subjectif, celui des souvenirs de l’âge d’or. Cette mémoire n’est pas nostalgie statique mais  bien une force créatrice révélant l’instant disparu et cher, mais aussi des tensions.

© Laurent Schneegans

Le regard clinique de l’auteur.
En médecin qu’il était, il dissèque les soubresauts intérieurs des personnages, même lorsque ceux-ci rient, dansent en buvant du champagne.

Le temps élargi à l’Histoire.
Un monde en ruine, que Tchékov place en arrière-plan. L’abolition du servage a eu lieu – les domestiques parlent de liberté ou d’émancipation (selon la traduction). Epikhodov, ancien serf, a accédé à la classe bourgeoise ; Lioubov, à l’inverse, est une aristocrate ruinée. Nous sommes à l’aube de la Révolution. Ainsi à l’espace restreint de la maison s’ajoutent celui du monde et de la Russie, puis celui inconnu et incertain que tous, sauf le domestique Firs, devront affronter à la fin.

Beaucoup de bruit pour …..

Les éléments symboliques de la maison sont bien présents sur le plateau : la table/billard, l’arbre stylisé en métal, nu, et au fond la chambre surélevée. Dès le début, nous assistons à l’agitation joyeuse des personnages. La mère, Lioubov, virevolte, saute, toute en liesse. La comédienne, Océane Mozas, soigne particulièrement sa séduction et ses effets de jambes ! Les déplacements fermes et énergiques des douze comédiens s’allient aux éclats de rire et aux dialogues dont le ton et la vivacité donnent l’effet de naturel. Les deux filles, Justine Moulinier et Maëlle Poésy, sont lumineuses et tendres avec leur mère et leur oncle. Certains suscitent le rire avec talent comme Epikhodov appelé « mille malheurs », ou bien l’institutrice Charlotta, jouée par Fanny Mary, drôle et fantaisiste, jouant au prestidigitateur, et le jeune domestique Iacha, Gilian Petrovski, persifleur et moqueur.

© Laurent Schneegans

Mais lorsqu’ils abordent des sujets graves, les dialogues deviennent acérés, peut-être un peu trop dans les rôles féminins. Lopakhine, qui est Christophe Grégoire, a le ton juste, dans ses exhortations impatientes à rentabiliser la Cerisaie. Firs incarne à merveille le serviteur dévoué et raffiné du temps passé. Bref, beaucoup de qualités de jeu en général.
Cependant, qu’en est-il des impressions de vacuité, des rêves, lors des conversations décousues au hasard des rencontres dans la maison ? Tout ce bruit, ainsi que l’excessive dramatisation des dialogues dans le ton et les voix aiguës, l’exubérance trop présente, ne gêne-t-il pas la théatralisation de l’attente nimbée de rêves et de souvenirs ?
Paul Desvaux a l’idée judicieuse de faire jouer les comédiens presque toujours ensemble sur la scène afin de représenter « le mouvement perpétuel » dans l’espace clos. Toutefois, les ruptures temporelles, la contingence des rencontres, n’apparaissent que plus difficilement.
Les comédiennes sont vêtues de jupes courtes aux couleurs vives avec bottines, les comédiens portent des pantalons rustiques dans de grandes bottes et une veste.
Le metteur en scène, dans la scénographie, fait entendre des voix confuses : rumeurs d’un peuple mécontent ou actualités radiophoniques relatant la crise économiques ?

Paul Desvaux a  privilégié la fête, la musique, dans une belle composition chorégraphique.
Musique russe rythmée, belles chansons interprétées sur scène par Fanny Mary, le champagne coule à flots. Le spectateur apprécie ce spectacle tout en joie, avant l’épilogue triste et émouvant lorsque tous quittent pour toujours la maison, leurs valises à la main, seuls au seuil de l’hiver. Reste Firs, oublié : « la vie a passé comme si je n’avais pas vécu ».
Et nous quittons la pièce avec le son des haches qui abattent les cerisiers, belle trouvaille.

La Cerisaie, d’Anton Tchékov
Mise en scène et scénographie : Paul Desvaux
Assistant : Alexandre Delaworde
Musique : Vincent Artaud
Chorégraphie : Yano Latridès
Traduction : André Markowicz, Françoise Morvan

Du 25 novembre au 11 décembre 2010
Cycle Tchékov dans le cadre de l’
Année de la Russie

Théâtre de l’Athénée, Louis Jouvet
Square de l’Opéra Louis-Jouvet, 7 rue Boudreau, 75 009 Paris – 01 53 05 19 19
www.athénée-théâtre. com

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