Critiques // « La Cerisaie » de Tchekhov mis en scène par Julie Brochen à l’Odéon

« La Cerisaie » de Tchekhov mis en scène par Julie Brochen à l’Odéon

Sep 24, 2010 | Aucun commentaire sur « La Cerisaie » de Tchekhov mis en scène par Julie Brochen à l’Odéon

Critique de Monique Lancri

La Cerisaie est probablement la pièce la plus riche, la plus complexe d’Anton Tchekhov. D’où l’engouement pour elle des metteurs en scène, chacun voulant donner son interprétation d’un tel chef-d’œuvre. A commencer par Stanislavski, lequel, lors de la création de la pièce, en 1904, monta une Cerisaie qui, dit-on, ne satisfît pas totalement Tchekhov. Nous savons bien que l’œuvre, une fois écrite, échappe à son auteur et qu’il est vain de se demander ce que Tchekhov (dont on vient de fêter le 150ème anniversaire de la naissance) aurait pensé des mises en scène, nombreuses et variées, qui ont vu le jour depuis un siècle ! Les plus grands nous ont proposé « leur » Cerisaie : Jean-Louis Barrault, Giorgio Strehler, Mathias Langhoff, Peter Brook, pour n’en citer que quelques-uns. Aussi est-il normal que Julie Brochen, qui aime tant les auteurs russes et Tchekhov en particulier, ait souhaité mettre son talent au service et à l’épreuve de cette pièce. En 2003, au théâtre de L’Aquarium, nous avions vu un Oncle Vania monté par ses soins (avec Jeanne Balibar, déjà sa complice, dans le rôle d’Elena) : un spectacle que nous avions adoré ! C’est donc non sans gourmandise que nous nous sommes rendus, hier soir, au théâtre de l’Odéon.

Une noyade comme noyau de l’intrigue.

© Franck Beloncle

Platonov, Ivanov, Les trois sœurs, Oncle Vania : très souvent les œuvres de Tchekhov portent le nom du (ou des) personnage(s) que l’auteur juge essentiel(s). Avec La Cerisaie, il s’agit bien, dès le titre, de mettre au cœur de l’intrigue non un personnage mais une propriété : le domaine de La Cerisaie, immense verger qui, au début de la pièce, appartient à Lioubov (Jeanne Balibar) et qui, lors de l’épilogue, passe aux mains de Lopakhine (Jean-Louis Coulloc’h). Ce changement de propriétaire n’implique pas qu’un simple changement de personne : avec lui, c’est tout un monde qui se noie. L’Ancien Régime fait place au nouveau car Lopakhine n’est qu’un prolétaire enrichi dont le père et le grand-père étaient serfs à la Cerisaie. Mais ce qui fait la complexité de cette transaction, c’est que la mise en vente et le rachat de ce lopin de terre gravitent aussi autour d’un autre noyau : une noyade qui n’a rien, elle, de métaphorique. La Cerisaie, Lioubov l’a fuie pendant 5 ans parce que c’est là que Gricha, son petit garçon, s’est noyé dans la rivière qui la traverse. Lorsqu’elle y revient aujourd’hui, c’est pour recommencer à « Vivre » ! Ce n’est donc guère par hasard si le décor premier, pour l’arrivée de Lioubov et de sa suite, nous montre la chambre des enfants. Lioubov y renaît à la vie. Elle y retrouve son enfance (que le décor de Julie Brochen symbolise par un grand cheval à bascule). Travail du deuil ? Un enfant chasse l’autre. Ainsi ce n’est guère le fantôme de Gricha qui apparaît soudain à Lioubov, heureuse, apaisée ; au bout d’une allée de cerisiers, ce n’est pas le spectre de son fils qu’elle aperçoit mais celui, tout blanc, de sa mère à elle. Néanmoins cette reviviscence s’effectue sur fond de mort annoncée. Moribonde, cette cerisaie ne l’est-elle pas déjà ? Les arbres ne donnent plus beaucoup de cerises ! Le domaine va être vendu ; entendons : dépecé, démembré ; sectionné en parcelles pour y construire des datchas. La Cerisaie de jadis a vécu.

Un décor pertinent pour une mise en scène déconcertante.

Louons d’abord pour sa pertinence intellectuelle et visuelle les décors de Julie Brochen assistée de sa scénographe, Julie Terrazzoni. Une gigantesque structure métallique, mobile et modulable, dont le réseau évoque l’art nouveau, enserrant de ses grandes baies vitrées l’espace scénique tout en le divisant en deux. Devenues ainsi structurelles, la transparence de l’espace ainsi que la scission qui la clive en permanence ne sont pas sans effets. Des effets autant bénéfiques que maléfiques. Car Julie Brochen a choisi de mettre constamment sur la scène quasiment tous les protagonistes. Pour ce résultat bénéfique: nous avons l’impression que tous les personnages voient tout, entendent tout, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre des nervures de la structure métallique. Avec cette contrepartie maléfique : si les barreaux de fer et le mélange de distance et de proximité (induit par l’entrelacs du dedans et du dehors) montrent bien le flou des communications qui s’instaurent entre les protagonistes, ce flou est malheureusement aussi ressenti par les spectateurs. Beaucoup de « bruit » sur scène (au sens de la théorie de la communication : du bruit qui brouille le « message »). On bouge presque sans arrêt sur le plateau (qui devient même tournant par moments), on s’agite, on passe en courant d’une porte de verre à une autre : l’intensité des échanges psychologiques y perd énormément, celle du drame également.

© Franck Beloncle

En veut-on un exemple ? Varia (Muriel Inès Amat), la fille adoptive de Lioubov, aime avec passion Lopakhine, lequel, semble-t-il, le lui rend bien. Tout le monde le sait, mais Lopakhine ne s’est pas encore déclaré à Varia. Poussés séparément par Lioubov qui cherche à obtenir d’eux un aveu réciproque, l’un et l’autre se retrouvent seuls en scène (si l’on suit Tchekhov à la lettre), pour quelques minutes à peine, sans avoir la force ni l’un ni l’autre de laisser sortir les mots qui leur brûlent les lèvres. Et de quoi parlent-ils ? Du froid glacial qu’il fait dehors ! Incontestablement, c’est là l’une des scènes les plus poignantes du théâtre de Tchékhov. Or Julie Brochen a choisi de placer Varia et Lopakhine derrière la baie vitrée sur une sorte d’estrade, côte à côte mais en faisant face aux spectateurs, tandis qu’à l’avant–scène (donc entre nous et eux) tous les autres personnages sont présents : s’affairant à leurs bagages, prêts à s’en aller, indifférents à la tragédie qui se joue dans le flou à quelques mètres d’eux. Quant aux spectateurs, gênés par l’imposant rideau des personnages du premier plan, c’est à peine s’ils devinent le drame de l’arrière-plan.

Autre parti-pris de la mise en scène, qui prend la tradition théâtrale à rebours et le spectateur à contre-pied : à propos d’une autre scène non moins tragique et non moins fameuse, celle qui clôt la pièce et qui signifie, avec la fin programmée d’une vie, l’irrévocable fin de la Cerisaie. Dans la maison maintenant hermétiquement fermée, on a, par négligence, oublié le vieux serviteur Firs. C’est sûr, celui-ci va y mourir comme va mourir avec lui l’époque révolue qu’il regrette, celle où les moujiks ne vivaient que pour et par leurs maîtres. Ses dernières paroles ne sont que pour Gaev, son maître vénéré d’antan. Dans la plupart des mises en scène, la résignation du vieux Firs arrache d’autant plus de larmes que, sur fond du silence revenu, on n’entend plus que le bruit des haches qui abattent les cerisiers. Ce morceau de bravoure, aussi attendu que le To be or not to be du Hamlet de Shakespeare, le spectateur l’anticipe avec une émotion grandissante. Or c’est cette émotion que Julie Brochen a choisi de « déconstruire ». Voici comment. Un livre à la main, l’acteur qui joue Firs commence par lire les didascalies de Tchekhov : il énonce d’abord comment il va jouer sa scène puis il la joue. Du coup, l’illusion théâtrale a fichu le camp et l’émotion avec.

© Franck Beloncle

S’il n’y a rien à dire sur les acteurs (tous épatants), le jeu des uns et des autres a parfois de quoi surprendre. Pourquoi, par exemple, faire de Trofimov un étudiant socialiste hystérique (mais fort bien campé, dans ce registre, par Vincent Macaigne) ? Il apparaît ici ridicule alors qu’il n’est qu’un utopiste rêveur et sans doute pas, d’ailleurs, le porte parole de Tchékhov, lequel ne croyait guère qu’une révolution soit possible. La sympathie de l’auteur irait plutôt à Lopakhine, joué avec sobriété par Jean-Louis Coulloc’h. Car Lopakhine représente le nouveau monde, celui que ni Gaev, ni Loubiov n’avaient vu venir. Mal à l’aise dans sa peau de nouveau riche devant Lioubov, qu’il aime et respecte, il s’enivre pour annoncer à celle-ci la « mauvaise / bonne » nouvelle : « c’est moi qui ai racheté la Cerisaie » ! Il arrive, titubant, dans le salon, avec une très longue corde qu’il accroche à une barre d’acier du plafond : va-t-il s’y pendre ? Mais non. C’est une chaise qu’il attache à la corde pour la balancer violemment dans l’espace tel l’énorme encensoir de Compostelle. Mais pour quelle fin ? J’avoue que là, j’ai personnellement « décroché ».

Que retirer de ce spectacle ? Julie Brochen nous donne ici sa version de La Cerisaie. Une version intelligente et fine : pensée jusque dans les moindres détails. Mais alors pourquoi sa mise en scène n’entraîne-t-elle pas entièrement notre adhésion? Peut-être parce que son parti-pris postmoderniste tient toute émotion à distance : du côté du rire comme du côté des pleurs. S’il est vrai que la postmodernité étale dans la simultanéité la destruction des valeurs antérieures et leur reconstruction, il était tentant, au plan conceptuel, de vouloir déconstruire les mises en scène traditionnelles de la pièce afin de mont(r)er cette destruction et cette reconstruction des valeurs en phase avec les turbulences sociales qui affectent l’univers de la Cerisaie. Sans doute Julie Brochen a-t-elle également désiré laisser les spectateurs libres d’opérer leurs propres interprétations. Cependant, la confusion dans laquelle se déroule la représentation ne bloque-t-elle pas non seulement l’émotion mais aussi la réflexion ? Notre souhait : que Julie Brochen, dont nous admirons le talent, prenne de la distance par rapport à son essai, et qu’elle nous en offre bientôt une version révisée.

La Cerisaie
De : Anton Tchekhov
Texte français
: André Markowicz et Françoise Morvan
Mise en scène : Julie Brochen
Scénographie : Julie Terrazzoni
Lumière : Olivier Oudiou
Costumes : Manon Gignoux
Musique : Carjez Gerretsen et Secret Maker ; Gérard Tempia Boudat et Martin Saccardy
Magie : Abdul Alafrez
Maquillages, coiffures : Catherine Nicolas
Direction vocale : Bernard Gabay
Avec : Abdul Alafrez, Muriel Inès Amat, Jeanne Balibar, Fred Cacheux, Jean-Louis Coulloc’h, Bernard Gabay, Carjez Gerretsen, Vincent Macaigne, Gildas Milin, Judith Morisseau, Cecile Pericone, André Pomarat, Jean-Christophe Quenon, Hélène Schwaller

Du 22 septembre au24 octobre 2010

Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon, 75 006 Paris

www.theatre-odeon.fr

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