Critique de Bettina Jacquemin –

Kean ou la condition du comédien

Helena, une comtesse italienne reçoit ses invités. On jase… La veille, il fallait être à Drury Lane. Kean y interprétait Hamlet. Et puis, il y a le mariage de Lord Mewill. Annulé ! Sa future femme, la “petite” Anna a disparu. On dit que… Kean l’aurait enlevée.
Mais qui est Kean ? Ce personnage, venu porter ce soir là une lettre justifiant de son innocence ? Et, profitant de l’occasion pour proposer de manière subtile un rendez-vous à la comtesse ?
Qui est celui dont on parle partout ? Qui triomphe au Théâtre Royal ? Cet homme au tempérament excessif ? Adulé mais considéré uniquement pour son art ?

© Thomas Aurin

Dumas Père décrit les excès d’un comédien mythique de la scène britannique du XIX^e siècle. Au-delà du caractère extrême de celui qui dépasse aisément les limites des conventions, Frank Castorf s’intéresse à un personnage « extra-ordinaire ». Pour cela, le metteur en scène allemand associe à la pièce d’Alexandre Dumas, les textes de Hamletmaschine de Heiner Müller, le récit d’un comédien ayant perdu son public. Quand Dumas rencontre Hamlet…

« Extra-ordinaire »

Aussitôt éloigné de ceux qui décalent leurs chaises pour ne pas être trop proches du sulfureux personnage, Kean, « s’annonce » en scène. Voilà le comédien de génie, vêtu de sous-vêtements et jupe en jeans entonnant le rock’n roll des années 70. Celui-là même qui, ivre enchaîne bouteilles de champagne et narguilé et déclame Othello. Kean, le personnage révolutionnaire, acclamé sur scène et décrié au-dehors. Kean, celui qui investit Hamlet et Richard III. Frank Castorf trouve en Alexander Scheer celui qui donne au personnage la juste mesure de l’excessif.

Alexander Sheer, le généreux

Il y a de ces engagements physiques que l’on oublie pas. Et, celui du comédien allemand est entier. Scheer, court, saute, chante, crie et saigne. Un investissement physique digne d’une réelle performance. S’y ajoutent les silences où l’on perçoit l’énergie également nécessaire au comédien pour transmettre sans les mots. Scheer multiplie les regards envers le public, joue et donne. L’engagement est généreux ! On dirait qu’il ne s’arrêtera pas. Et c’est jouissif.

© Thomas Aurin

« Un statut d’exception »

Scheer joue t’il toujours ? L’on se délecte de ces échanges (imprévus ?) avec le public. Kean nous semble alors si proche. Si contemporain. Frank Castorf choisit d’associer un texte de notre époque, celui de Hamletmaschine de Heiner Müller à celui de Dumas. Qu’est-ce que le métier de comédien ? La seule interprétation de rôles, pour tous ceux à qui s’adresse l’art. L’investissement d’un être pour Kean. Une part de vérité troublée et perdue à force d’endosser les rôles ?

« Heil Coca-Cola ! »

Le « Vaudeville » de départ, l’amoureuse Helena, les rebondissements et le « Heil Coca-Cola ! » donnent le sourire. Et, l’on se prend également à s’attacher à Kean lorsque la mort rôde autour de lui. La durée du spectacle et quelques petits moments de longueurs ne suffisent pourtant pas à nous lasser. La mise en scène est insouciante et l’investissement de tous les comédiens est remarquable. Le metteur en scène allemand nous délecte !

Kean ou Désordre et Génie
– Allemand surtitré –
De : Alexandre Dumas et Heiner Müller, « Die Hamletmaschine »
Mise en scène : Frank Castorf
Avec : Georg Friedrich, Axel Wandtke, Jeanette Spassova, Jorres Risse, Alexander Scheer, Silvia Rieger, Mandy Rudski, Michael Klobe, Andreas Frakowiak, Luise Berndt, Inka Löwendorf, Steve Binetti, Henry Krohmer
Adaptation : Frank Castorf et Lothar Trolle
Scénographie : Hartmut Meyer
Costumes : Jana Findeklee et Joki Tewes
Lumière : Torsten König
Dramaturgie : Sebastian Kaiser
Bande son, musique : Steve Binetti

Du 9 au 15 avril 2010

Théâtre de l’Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75 006 Paris
www.theatre-odeon.fr

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