ƒƒƒ article de Denis Sanglard
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La danseuse a 50 ans. Le dos, les genoux, les pieds en capilotade. Les arabesques ne montent plus si haut. La récupération est plus longue. Là se relever devient problématique. Une jambe est devenue plus longue que l’autre… Cristiana Morganti, danseuse pendant plus de vingt ans chez Pina Bausch se raconte. Bien sûr, l’ombre de Pina Bausch que l’on guette et attend plane, nichée là quelque part sur le plateau mais ce n’est pas le sujet ici. Le sujet c’est Cristiana, celle qui, enfant s’était inventée un double, Jessica Bayer. Il y eu un avant le Tanztheater de Wuppertal, il y a un après aussi. Bien sûr on ne coupe pas un tel lien aussi puissant, Christiana Morganti est toujours invitée dans la compagnie qu’elle avait intégrée en 1993, quittée non sans appréhension en 2014. Mais elle a cette élégance d’en parler en creux, à bas-bruit, voire d’éviter avec pudeur le sujet. Car que dire sinon danser, tout est là. Une vie à danser. Dans cette gestuelle que l’on reconnaît entre toutes, dans l’expressivité singulière du mouvement. Bras déliés, courses, chutes, marches et chevelure secouée… Elle en joue comme une piqure de rappel, un clin d’œil, et plus encore, comme une identité irréfragable. Si donc le thème affiché était de s’en libérer, c’est quelque peu fichu. Oui et non en fait. C’est un faux nez et un pied de nez car la question centrale qui traverse ce solo c’est bien avant tout qu’est-ce qu’être danseuse à 50 ans. Et pour ça, on remonte le temps, celui de l’apprentissage d’abord, celui de l’engagement ensuite auprès de Pina Bausch, 20 ans quand même, et aujourd’hui ce solo d’une ironie mordante et d’une grande finesse comme un bilan provisoire que l’on pose là, sur le plateau, comme un cadeau. Sans doute pour y voir plus clair. Et repartir plus loin. Vrai /fausse interview où elle démonte non sans humour les clichés afférents à Pina Bausch, se débarrasse de la question du Tanztheater qui revient comme un leitmotiv lassant pour se recentrer sur Jessica/Cristiana. Et Jessica/Cristiana danse entre deux confidences. Parce que la danse raconte aussi surement que la parole et même plus. Ça démarre d’ailleurs très fort où Cristiana Morganti exécute une chorégraphie et en voix off commente ce solo. Et c’est joyeusement trivial. C’est vrai, on ne se demande jamais ce à quoi pense une danseuse de cinquante ans qui exécute une chorégraphie… C’est drôle et sans concession et c’est cet humour-là qui traverse cette pièce, solo d’une grande franchise et d’une autodérision qui désamorce toute célébration de soi, tout narcissisme. Accuse la fragilité d’une danseuse devant un avenir à redéfinir quand le corps, c’est elle qui le dit, est désormais quelque peu « déglingué » et que Pina Bausch quoiqu’on fasse vous colle à la peau. Qu’elle remodèle son corps pour être plus conforme aux canons de la danse classique dans une séquence hilarante ou qu’elle traverse le plateau en diagonale dans des escarpins rouges bien trop grands pour elle, comme un résumé, un raccourci de l’enfant qu’elle fut et de la danseuse emblématique de Pina Bausch devenue, dans cette compagnie où les talons hauts sont inscrits au répertoire de la compagnie et dans la mémoire collective, escarpins qu’elle retire comme on se dépouille du passé, Cristiana Morganti a le sens de l’image qui vous foudroie net et de la formule définitive. Revenons à Pina Bausch, il y a beaucoup de pudeur à en parler. Et la réponse de Cristiana Morganti est formidable, bouleversante. Ce que lui a appris Pina Bausch ? A fumer. Et dans cet acte banal, qu’elle déteste ne fumant pas, se niche tout l’enseignement de Pina Bausch, le résumé pudique et éclatant d’une carrière au sein de la compagnie de Wuppertal… Il faut voir Cristiana Morganti fumer, geste d’une précision radicale qui vous coupe le souffle, métamorphose le corps, allant naturellement bien au-delà du geste lui-même. La dernière image, une histoire de cigarette toujours, vous crame. Image stupéfiante d’une beauté absolue, désarmante, d’une robe qui s’embrase comme on brûle ses vaisseaux.
Jessica and me création, chorégraphie et interprétation Cristina Morganti
Collaboration artistique Gloria parisd
Création lumières Laurent P. Berger
Vidéo Connie Prantera
Conseiller musical Kenji Takaji
Créateur son Bernd Kirchhoefer
Directeur technique et régisseur lumières Jacopo Pantani
Régisseur son et vidéo Simone Mancini
Lumières SgomminoDu 16 au 24 mai 2014 à 20h30
Théâtre des Abbesses
31 rue des abbesses
75018 Paris
m° Abbesses
Réservations 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com
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