Lecture de Plume –
Irène, infirmière et Aïchatou, femme de service, s’occupent avec conscience des malades en milieu hospitalier, tout en se racontant leurs difficultés présentes. Mais Monsieur Maurice est un défunt qui n’a pas fini de faire parler de lui et Ida, atteinte de la maladie d’Alzheimer, communique bien plus aisément qu’on ne croit. Un matin tous ces oiseaux blessés de la vie vont dévoiler les vrais tourments qui les hantent, ce qui dépasse tout ce que l’on peut entendre par la simple audition dans cette cage aux murs blancs. Françoise Thyrion recourt à des personnages hors du commun pour traiter des sociétés qui ne prennent pas toujours soin des leurs. Il y a plus grave que la mort. Il y a la réification résultant de l’avilissement. Alors, on fait de vous « la chose » d’une pensée dominante, un vivant qui se tait ou un mort qui aurait beaucoup à dire. Pour s’en sortir, ne pas hésiter à emprunter les petits sentiers de brousse croisant les ramifications du cœur. L’auteur propose une théorie de l’infime geste, voire de la miette. Et, de fait, la miette dans la main qui se tend ne fait-elle pas plus le bonheur de l’oiseau qu’un pain entier luisant dans la vitrine ?
Le blues et les blouses
Nos deux blouses ont souvent le blues. « Il fait tout gris dans leur cœur ». Elles les perdent un à un, leurs patients, qui « s’envolent vite » des chambres où elles tourbillonnent à bon escient. Et surtout, leur quotidien est malaisé. Aïchatou est une malienne, mariée « de force à un vieux » souvent absent, qu’elle continue d’appeler Monsieur Sangaré. Le mariage forcé, l’émigration, l’éducation monoparentale en France, les démarches d’intégration lui pèsent beaucoup, d’autant plus qu’elle a un petit secret qui la tourmente et croît dans son ventre. Irène, la parisienne, militante, avertie, minutieuse, consciencieuse, ne parle qu’en chiffres ou en javel. Les malades sont des numéros ou des occupants d’une chambre à désinfecter. Elle se retranche derrière la règle de non attachement affectif. Elle masque du mieux possible ses déceptions et sa vraie sensibilité. Les deux se traitent de primitives, l’une car en Afrique on peut vendre sa fille pour régler ses dettes, l’autre car en France, on se débarrasse de ses anciens pour ne pas assumer leur mort à domicile. Mais ça, c’est Irène et Aïchatou vues de l’extérieur, leur reflet ordinaire. A y regarder de plus près, Irène est triple. Aïchatou est quadruple. Monsieur Maurice est spectre et Ida rassemble tout le monde. Prenons par exemple Irène. Elle est Irène la « vieille fille infirmière », mais elle est aussi la jeune fille tout en fêlures qu’elle porte à part entière sans pouvoir s’en délivrer, et elle est encore un petit moineau domestique. Ce sont tous des personnages-cages étonnants. Leurs « moi » multiples sont cloisonnés dans la même volière. Tout est verrouillé, d’où leur peine. Le petit oiseau ne recouvrira-t-il sa liberté qu’à leur mort ? A défaut de geôlier notoire, cherchons la clef des cages.
Les bleus de l’heure bleue
Bleu, bleu, le ciel est bleu -Gageons que la clef sera bleue !- Ida a précisément « le numéro du ciel » tatoué sur elle. Indélébile. Celui… du camp de concentration où elle fut déportée. Ida est cette personne âgée qui a perdu la mémoire, -bleus apparents de son reflet ordinaire actuel-, depuis qu’elle a subi les camps, -bleu profond de son moi enfoui-. Elle a passé au bleu, sa vie durant, tout le reste car elle ne mémorise que la période de son arrestation (« Je n’arrête pas de m’en souvenir au point d’en oublier le reste »), jusqu’à ce jour où elle se livre en exposant ce moment atroce de « coucou gris » meurtri. Et cet instant, où « tout s’est arrêté », remonte à ses quatorze ans. Elle aussi retient cette jeune fille dont elle ne peut se libérer. Mais en citant l’heure qui fit d’elle cette prisonnière, elle saisit la clef au vol pour devenir Ida. Et cette heure fameuse, où elle est arrachée aux siens, elle la nomme enfin « C’est juste avant l’aube. On appelle ça l’heure bleue. » Cette heure existe, entre chien et loup. Il s’agit en fait d’une simple minute plutôt que d’une heure entière. Une minute réelle, de silence total, juste avant l’aube, quand les animaux de nuit cessent tout bruit avant que ceux du jour s’éveillent. Une minute où le règne naturel reste sans voix, contrairement à la meute des hommes qui peut la violer par les hurlements de la terreur qu’ils imposent. Si pour le peintre « Le bleu attire l’homme vers l’infini » (Kandinsky), on pourrait avancer que c’est cette vision positive du bleu qui au final gagnera chaque personnage-cage de cette pièce, surhabité par des locataires rayés de la société. Ayant connu son « heure bleue », chacun osera soudainement se la « dérouler », en « débarquant » son moi réel (celui qui a été violenté), pour tenter de passer d’une bleue ire à un gai rire. Mais quel est le liant de toute cette audace bleue ?
La form-IDA-ble logique du miroir
La solution se cache dans un petit détail : Ida m’a dit, le titre, lancé comme la formule « mon petit doigt me l’a dit ». Cette expression, du reste remplacée dans de nombreux pays européens par « un petit oiseau me l’a dit », signifie qu’on détient une vérité, malgré la réserve du quidam concerné, d’une source qu’on ne veut pas dévoiler. Dans cette pièce, chaque personnage enserre donc aussi un oiseau-source « qui est comme son ange gardien » pouvant appartenir à ceux là mêmes qui portent les « strideurs étranges » de la voyelle bleue rimbaldienne…. Mais il est un oiseau ressource pour tous, celui de Madame Ida. Ida, la dormeuse oublieuse sait pourtant tout de tous. En effet, c’est d’elle que tout part, circule, revient. Normal, pour une homérique « Ida aux mille sources ». Plus surprenant pour une mortelle malade qui s’entretient avec les vivants, avec un nouveau-mort et enfin avec un nouveau-né en puissance. Par quel prisme serait-elle le liant de ce bleu audacieux des délivrances ? Nous pourrions dire que l’auteur semble nous donner une réponse-titre car Ida fait adI, dans le miroir. Ida m’a dit, c’est Ida et son image renversée. Avec le « m’ » de « aime », de « miroir » de « matrice »… et de « médium ». Ida est le seul personnage qui traverse le miroir. Et que se passe-t-il dans cette traversée ? Il n’est qu’à se souvenir d’Alice qui, de l’autre côté du miroir, doit courir à l’envers pour rester sur place ou reçoit un gâteau sec pour étancher sa soif, en vertu du principe d’inversion. Ida touche le passé, le présent, l’avenir, le devant, le derrière, le nulle part et le partout. Ida l’incontournable canal de tout ce qui « bruit » au-dedans et au dehors ! Ida l’étape ou l’épate Ida ! Depuis la dispersion de sa mémoire, elle est et renvoie le rapprochement, le liant des femmes du monde et de tous les êtres en souffrance.
Le théâtre de Françoise Thyrion est un théâtre du « réfléchir », où forcément, par la logique du miroir, la division devient addition, les discriminations se font leviers à l’unisson et la tristesse se domine en chants d’oiseaux. Un théâtre intelligent, percutant, original, émouvant.
Ida M’a Dit
De Françoise ThyrionLa Fontaine Editions
34 rue de la Clef, 59 000 Lille
lafontaine-editions.fr