Critique de Djalila Dechache –
Dans le cadre de Chantiers Europe 2011, deuxième du nom, du 3 au 19 juin, un événement sans commune mesure est présenté au Théâtre de la Ville. Il s’agit de la dernière création et la première production en anglais de Patrice Chéreau I am the wind du poète et dramaturge norvégien Jon Fosse qui présente sa pièce comme un poème théâtral.
Ce n’est pas un spectacle. C’est une traversée à vivre.
A bord, deux jeunes hommes – deux comédiens anglais remarquables – l’un, Tom Brooke, d’une minceur extrême, blafard, est nu jusqu’à la taille. Il n’est ni mort ni vivant. Il est !
© Simon Annand
L’autre, Jack Laskey, barbu, un peu hirsute le porte longtemps dans ses bras jusqu’à ne plus pouvoir. Il le secourt, il l’habille, le chausse, le regarde et enfin lui parle et tous deux se parlent. Tous deux sont hagards, un peu perdus, un peu las, ailleurs et là en même temps. Tous deux disent peu mais le disent plusieurs fois.
Alentour, du gris, beaucoup de gris comme leurs vêtements qui flottent, et du bleu aussi. Ils sont en mer sur un bateau. Il faut manœuvrer.
De temps à autre, l’univers sonore nous enveloppe, il est trait de lumière apaisante, repos linéaire, il devient gargouillis enchevêtré, il vire à l’étrange, à l’inquiétude. Il transforme le silence.
Que se passe-t-il ? Où va- t-on ? Que va-t-il advenir ?
© Simon Annand
Le jeune homme revenu de tout au regard si bleu, si intensément perdu ne supporte plus rien, ni le bruit, ni les gens, ni les mots. Il dit tout cela à l’autre. Il ne veut plus. Il se sent trop lourd. Petit à petit, tout passe de l’un à l’autre et inversement. Bien vite on comprend qu’il ne faut pas résister, ni chercher à comprendre. Il n’y a rien à comprendre de particulier que de suivre cette histoire particulière, de se laisser aller, de se laisser sombrer, emporter par les flots, par le vent qui souffle un autre langage, qui hurle parfois, par cet océan silencieux et enivrant. Se laisser happer par les flots, le bleu et le gris, le roulis et le tangage, de se laisser flotter en mer puis en haute-mer, de découvrir les criques, les îles ici et là .
Les surtitres en français deviennent très vite inutiles à suivre. On sait, on comprend, on est suspendus à ces deux-là, entre rêve, cauchemar et réalité, entre vagues et ressac, entre force et abandon……
Nul doute, les éléments de la nature sont plus forts que tout.
Alors pourquoi est-ce si beau, si profond, si déchirant, pourquoi est-ce de nous dont il s‘agit ? Comme c’est une expérience à vivre, chacun y trouvera ce qu’il veut, ce qu’il peut, ce qu’il attend.
On flotte, on se désagrège, on entre dans le décor, en transparence comme dans un voyage en apesanteur. Que c’est troublant ! Comme c’est étrange et familier à la fois ! Écrite en nynorsk, langue très minoritaire en Norvège que Jon Fosse dit « aimer plus que tout au monde, après ses enfants », la pièce a fait l’objet d’une traduction en anglais du dramaturge britannique Simon Stephens à la demande de Patrice Chéreau.
© Simon Annand
« Ce que peut dire le langage n’est qu’une infime partie de ce qui est » : cette assertion de Jon Fosse résume très bien son travail de création dans I am the wind. Il ajoute : « Si je parviens à bien écrire, je peux toujours exprimer ce qui ne peux être dit par des mots, grâce aux silences, aux pauses, aux ruptures ». Comment ne pas songer au théâtre de Beckett ? Et de citer le philosophe allemand Adorno disant que « l’art est le contraire de la communication ». L’œuvre de Jon Fosse est traduite en plus de quarante langues et ses pièces sont montées par de nombreux metteurs en scène importants tels que Thomas Ostermeier, Claude Régy, David Géry et aujourd’hui Patrice Chéreau qui avait présenté Rêve d’automne récemment en ce début d’année au Théâtre de la Ville et au Musée du Louvre.
De retour au réel avec les salves d’applaudissements, le sourire de Patrice Chéreau au moment du salut, au moment de l’ovation, avec son équipe, tout comme sa création, sont inoubliables.
I Am The Wind
– Anglais surtitré –
De : Jon Fosse (Ed. L’Arche)
Texte anglais : Simon Stephens
Mise en scène : Patrice Chéreau
Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Dominique Bruguière
Conception sonore : Éric Neveux
Avec : Tom Brooke, Jack LaskeyDu 3 au 11 juin 2011
Théâtre de la Ville
2 place du Châtelet, Paris 4e
www.theatredelaville-paris.com