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« Henry VI » de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Avr 08, 2020 | Commentaires fermés sur « Henry VI » de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

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ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Le théâtre est suffisamment sérieux pour qu’on le confie à des enfants, des sales gosses malicieux, qui avec le « si magique » et trois fois rien bâtissent un empire. Thomas Jolly et ses compagnons comédiens nous offrent avec une générosité confondante et une folie communicative l’intégrale d’Henry VI de Shakespeare. 18h d’une formidable machine théâtrale où le théâtre est à la fête. Nous sortons de cette expérience, ivre de fatigue, ivre de joie, ivre de théâtre. Une ivresse joyeuse à en pleurer. C’est une formidable machine théâtrale faite de bric et de broc, peu de moyens, un théâtre pauvre, rapiécé même, mais ô combien riche d’idées, de propositions insensées, d’images hallucinantes, de trouvailles malicieuses. Un théâtre dont on voit avec bonheur toutes les coutures parce que Thomas Jolly ne triche pas. Nous sommes au théâtre est la première affirmation de ce metteur en scène, et c’est avant tout ça, et dans l’urgence, qui est affirmé crânement comme un manifeste. Ce n’est certes ni nouveau ni audacieux mais c’est mené avec tant d’intelligence, de bonheur et de malice, de fière audace, qu’on en reste confondu. Thomas Jolly, ludion, ose affirmer la théâtralité. Qu’importe alors si les princes chevauchent des chaises paillées en criant tagadatagada. Il n’y a jamais rien de ridicule.

Le plateau est ainsi une immense cour de récréation, un formidable terrain de jeu, où des rubans rouges jaillissent des plaies ouvertes, où les couronnes sont de cartons, les bateaux de papiers. Le duc d’York assassiné, décollé, la tête plantée sur un pieu, peut se relever, devenir reine de France ou simple soldat. On y croit toujours. On joue, on joue à jouer, et le plus sérieusement du monde, en riant sous cape. Et du vide du plateau surgissent des champs de bataille fantomatiques et embrumés, percés d’éclats de voix cassées et d’épées fracassées. Qui pourra oublier le brouillard sanglant, les silhouettes en contre-jour, théâtre d’ombre tragique de la terrible et décisive bataille de Saint Alban ? Alors qu’ils ne sont que trois sur le plateau… Car du vide et du manque Thomas Jolly se joue et se soucie comme d’une guigne, illusionniste qui nous fait scruter l’obscurité et croire à l’invisible. Un art de la suggestion qu’il retourne parfois avec malice comme un gant pour encore une fois souligner combien le théâtre est un formidable terrain de jeu ou rien n’est vrai, c’est pour du faux et pourtant on peut y croire, on y croit mordicus. Le théâtre est un vaste lieu où tout peut advenir. C’est un théâtre de chair aussi où les corps sont engagés fermement dans la bataille. Les comédiens ne rechignent pas à la tâche. Eux aussi font partie de cette machine théâtrale, cette machine de guerre dynamique, impétueuse, qui emporte tambour battant tout avec elle. Ils sont tous épatants. Ils sont 21 et pourtant ils se multiplient, se métamorphosent à en donner le tournis, habiles aux changements de composition, à croire qu’il y a foule sur la scène. Illusion, toujours. C’est une troupe, une vraie qui avance comme un seul homme, comme de sales garnements, pour défendre et réussir haut la main ce projet insensé.

Pour autant Thomas Jolly ne sacrifie pas le fond à la forme. L’exigence de clarté l’emporte tout autant. C’est une ligne claire, aussi claire que la forme voulue pour cette fresque qui couvre presque 50 ans d’histoire anglaise. D’ailleurs Thomas Jolly épouse le fond et la forme dans une dynamique de jeu qui passe de la comédie, voire du burlesque, au tragique le plus noir. Il épouse les hoquets, les méandres de l’histoire, la grande et la petite, comme Shakespeare brossait cette chronique des soubresauts d’un règne finissant, ouvrant à l’avènement d’Edouard IV et surtout Richard III. C’est toujours tenu, serré, dense, sans temps mort et sans précipitation aucune pour autant. On reste ainsi suspendu, vigilant, plongé dans la lente agonie du règne d’Henry VI. Attaché à chaque personnage comme au contexte qui les porte. C’est du théâtre en train de se faire, semblant s’inventer sous nos yeux, mais c’est aussi l’histoire en marche. Et Thomas Jolly fait se coïncider les deux. Comme si l’histoire était un vaste castelet, les hommes de tragiques marionnettes. Et quand nous sortons de la première partie, 9 heures, c’est avec hâte, impatients, que nous attendons la seconde, comme un rendez-vous d’importance, un moment de partage inouï. Car Thomas Jolly offre un magnifique et précieux moment de partage, ce que doit être le théâtre. Mais patience, Richard III se prépare et c’est pour l’année prochaine. Osera-t-il les 24h ? Chiche !

Henry VI
Texte William Shakespeare
Mise en scène Thomas Jolly, cie La Picolla Familia
Traduction Line Cottegnies
Scénographie Thomas Jolly
Assistant à la mise en scène Alexandre Dain
Collaboration dramaturgique Julie Lerat-Gersant
Lumière Léry Chédemail, Antoine Travert et Thomas Jolly
Musique originale et création son Clément Mirguet
Texte de la Rhapsode Manon Thorel
Costumes Sylvette Dequest et Marie Bramsen
Avec Joachim Abiola, Damien Avice, Bruno Bayeux, Nathan Bernat, Geoffrey Carey, Gilles Chabrier, Eric Challier, Alexandre Dain, Flora Diguet, Anne Dupuis, Antonin Durand, Emeline Frémont, Damien Gabriac, Thomas Germaine, Thomas Jolly, Nicolas Jullien, Pier Lamandé, Martin Legros, Charline Porrone, Jean-Michel Talbot, Manon Thorel

Odéon-Théâtre de l’Europe / Ateliers Berthier
1, rue André Suares – 75017 Paris
Du 2 au 17 mai à 14h
Réservations 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon-eu

 

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