Lecture de Bruno Deslot –

Une petite révolution en marche !

Il y a deux cents ans, Talma (1763-1826) était l’acteur tragique le plus populaire et le style de jeu qu’il imposa au Théâtre-Français marqua le début d’une petite révolution dans un contexte politique qui n’en manquait pas.

Relégué au rang des gloires passées du Théâtre-Français, Talma évoque aujourd’hui une ville de banlieue, Brunoy, où l’acteur possédait une résidence secondaire, ou encore une petite rue du 16^e arrondissement qui aujourd’hui porte son nom. Mara Fazio, professeur d’Histoire et du Spectacle à l’université de Rome « La Sapienza », a dépouillé les cartons d’archives du Fonds Rondel, ceux de la Bibliothèque de la Comédie-Française, de la BNF, de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris avec pour angle d’attaque de ne pas perpétuer la légende de Talma mais de la comprendre pour mieux la distinguer du contexte historique devenu indissociable de la carrière et des évolutions du personnage. L’historienne a donc rassemblé les éléments d’un puzzle complexe à construire pour mieux s’approprier les différentes parties et restituer un portrait complet de Talma, grand tragédien, bien au-delà du mythe qui s’est construit au fil des décennies et que les sources révèlent lors d’une première lecture. Entre analyse du répertoire théâtral, réactions du public lors des représentations de Talma au théâtre, des personnages qu’il interprétait, du contexte historique et des documents inédits appartenant à un fonds découvert dans les archives de la Comédie-Française, Mara Fazio nous livre le portrait complet d’une personnalité qui, à force de travail et grâce à son talent, a construit lui-même son propre succès.

Destiné au métier de dentiste, comme son père installé en Angleterre, le jeune Talma profite de cette destination pour découvrir le théâtre élisabéthain et s’initier à la scène avec de jeunes français. Dès son retour en France, en 1785, Talma s’établit comme dentiste mais sa rencontre avec Molé (1734-1802) et Dugazon (1746-1809) l’oriente vers les cours du conservatoire qu’il intègre. Après 27 mois de cours durant lesquels il travaille 180 rôles, dès 1789, il est nommé sociétaire du Théâtre-Français, une institution largement liée au pouvoir en place.

Dès lors, la carrière de Talma débute, il est reconnu comme un comédien talentueux dont les apparitions sur scène portent en germe les secrets d’une petite révolution. Maria Fazio effectue un travail de grande précision dans sa manière d’interpréter les sources afin de nous livrer les raisons du succès d’un jeune homme que rien, a priori, ne destine au métier de comédien. Lorsque Talma intègre la Comédie-Française comme pensionnaire en 1787, il suit les conseils de son père et tout en jouant avec retenue, conquiert facilement la faveur du public. Mais sa formation n’est pas essentiellement théâtrale, il la complète par l’Histoire, les arts et l’Antiquité : sa propre école. Car l’acteur comprend vite que pour s’adresser à un public plus vaste et plus populaire, il doit s’appuyer sur le langage visuel et ne pas se limiter à la déclamation. Sa fréquentation assidue de l’atelier du peintre David (1748-1825) influence largement sa manière d’envisager le costume et les décors tels qu’on les utilise à l’époque. Il crée le rôle de Charles IX de Marie-Joseph Chénier (1764-1811) à l’âge de 26 ans, dans un contexte politique qui ne lui est pas spécialement favorable, d’autant que la pièce fait allusion à l’actualité mais c’est un immense succès public, même si l’Eglise fait interdire la pièce à la 33^e représentation. Malgré les polémiques, Talma a eu l’audace de relever le défi et dès lors une série de succès débute et perdure pour l’acteur. A contrario des autres sociétaires se réclamant d’être des acteurs d’élites, Talma veut être « populaire ». Dans un contexte politique fragile et changeant, Talma innove et se lance à la conquête d’un nouveau public en proposant un langage théâtral innovant. Il sort ses personnages d’une codification formatée et trop attachée à ce qu’exige la tradition théâtrale. Il leur insuffle la modernité caractéristique de son époque. « Tout comme dans Brutus de Voltaire lorsque vêtu d’une toge de laine et les bras nus, Talma n’innove guère mais montre clairement qu’il sait diffuser les nouvelles tendances. » On sent dès lors, l’influence tangible du peintre David. Il apporte un nouveau souffle de vérité dans sa façon de construire un personnage. Il s’attache à la diction naturelle, à la gestuelle et mêmes aux costumes ce qui pour l’époque est perçu comme une véritable révolution. Il parvient à ignorer le faux à force de démontrer le vrai. Brutus est un rôle qu’il ne cesse de travailler et développe ce caractère avec précision et surtout une connaissance profonde de l’Antiquité. Il est couronné de succès et ses « Réflexions sur l’Art Théâtral » nous révèlent le professionnalisme de l’artiste et montrent à quel point le jeu verbal est une priorité.

La révolution théâtrale est en marche et indissociable de l’acteur. Bien au-delà des canons, Mara Fazio réussit à mettre en exergue cette dimension inattendue fondue dans un contexte historique complexe. Les campagnes napoléoniennes sont nombreuses, les complots ou déconvenues dont est victime Talma n’empêchent pas l’acteur de quitter le pays pour s’offrir le luxe d’effectuer des tournées en France et à l’étranger. Le public français dans l’attente, sait toujours excuser le grand maître Brutus dès lors qu’il fend la scène du Français pour interpréter ce rôle avec toujours plus de puissance et de vérité.

Les anecdotes sont nombreuses et accompagnées d’une iconographie de belle facture pour illustrer les propos de l’historienne qui propose durant un peu moins de 300 pages, une belle traversée de la carrière d’un comédien d’exception.

François-Joseph Talma
Le Théâtre et l’Histoire de la Révolution à la Restauration
De Mara Fazio

Editions CNRS
15 rue Malebranche, 75005 Paris
www.cnrseditions.fr

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