Critique d’Anne-Marie Watelet –
L’Opéra du Sichuan a adapté le roman de Li Ju Chen du XIXe siècle, un classique de la littérature chinoise. Le sichuanais est une langue régionale vieille de presque 3000 ans et le style d’opéra présenté par la troupe chinoise date de la dynastie Ming (1368-1644). Ce spectacle vivant a été réalisé en étroite collaboration avec Charles et Vincent Tordjman. Celle-ci fait coexister l’esthétique traditionnelle – chants, danses, instruments musicaux anciens – et les techniques modernes – laser, fibres optiques, sons électroniques. On lit aisément la traduction sur un bandeau situé au-dessus de la scène.
Une aventure incroyable
L’action se déroule au VIIe siècle sous le règne de l’Impératrice Wu Zetian. Sur la scène nimbée de bleu, apparaît le dieu de la Littérature et de l’Art, qui présente les personnages principaux : la reine, la Fée des Cent Fleurs, figure mythologique dont le rôle est de veiller à l’éclosion des fleurs, propre à chaque saison, et Tang Ao, mortel avisé et cultivé de l’histoire. Une épaisse fumée avec, au fond, un point lumineux, produit un effet saisissant de profondeur de champ : nous sommes chez les Immortels, qui portent leur regard sur la Terre. Ils constatent avec stupéfaction que les fleurs poussent sur une terre hivernale. La Fée des Cent Fleurs, pour sa faute, doit quitter le ciel et rejoindre les mortels, réincarnée alors en fille de Tang Ao. Cet événement est le motif des pérégrinations de ces deux personnages, mais séparés dans leur quête respective : pour elle, c’est regagner son immortalité, et pour lui, c’est fuir le monde et les siens dans un voyage spirituel.
© Mario Del Curto
Nous sommes dans l’univers d’un conte merveilleux, dont la lecture est plurielle, toujours soutenue par les mythologies chinoises. Nous pouvons mettre en valeur par exemple, celle, essentielle, de la quête de Tang Ao. Dans son voyage imaginé, il rencontre des cultures différentes, des êtres et des plantes aux pouvoirs surnaturels. Et, si l’on est tenté de rapprocher sa quête du voyage initiatique tel qu’il est conçu en Occident – là, on pense à Candide – on s’aperçoit qu’ils n’ont pas le même enjeu.
Contrairement à celui de Tang Ao, le voyage ouvre Candide à la connaissance du monde tangible pour le mener à une certaine sagesse. Tang Ao, lui, nourrit sa recherche du mystère des choses et du monde cosmique. Il dit d’ailleurs : « L’illusion n’est pas illusoire » c’est-à-dire que la vérité est à chercher non dans l’approche rationnelle de la réalité mais dans le principe et l’origine obscure du monde, modeste référence à la philosophie taoïste chère à l’auteur.
On peut également souligner l’aspect critique du conte dans l’indépendance et les activités de la fille de Tang Ao, et lorsque celui-ci arrive dans le « Pays aux Deux Visages », où les fonctions traditionnelles des femmes et des hommes sont inversées : elles dominent, vêtues en hommes, ils obéissent, vêtus en femmes. Double provocation contre le système social en place à son époque !
Mais n’oublions pas que cette pièce est aussi, simplement, un magnifique voyage magique, haut en couleurs, doucement rythmé par la musique traditionnelle chinoise. Le texte accompagné de chants poétiques et narratifs est, malgré la richesse des messages, simple à comprendre. Les allégories, comme les fleurs, à qui la scénographie rend hommage, apparaissent dans le pâle contour d’un narcisse sur fond gris. Elles disent le devoir de l’Homme – et ici, de l’acteur – d’atteindre la fleur pour s’ouvrir au monde céleste ou supérieur. A travers un voile de fils scintillants, les formes épurées de branchages, de plantes ondoient doucement et le fond bleu lumineux évoque l’espace cosmique.
Sur le plan philosophique, le miroir renvoie les notions opposées qui parcourent le roman : l’Orient – l’Occident ; le réel – l’imaginaire ; les divinités – les mortels… Mais, ces antithèses n’opèrent pas ici comme des dualités, car l’auteur nous montre dans cette histoire que le réel et le merveilleux se dissolvent dans l’approche de l’univers terrestre et cosmique et dans l’harmonie recherchée par Tang Ao. D’ailleurs, dans les cultures tribales, les gestes et les rites sacrés mêlent le réel quotidien et le symbolisme. Dans la trame des Fleurs dans le Miroir, nous suivons les personnages dans les deux univers sans que les frontières se fassent sentir.
Les personnages costumés, fidèles à la tradition chinoise, brillent et évoluent avec une grâce toute orientale dans les danses, les sauts de kung fu …et là, une surprise attend le spectateur… !
Le plaisir d’une culture partagée
Le projet de ce spectacle fut longuement travaillé (depuis 2007) et le résultat est à la hauteur des talents et exigences, eux aussi mêlés, de la troupe chinoise et des scénographes-metteurs en scène européens. Ils ont mis en commun des esthétiques savamment conjuguées et des réflexions sur des problèmes humains.
Tout spectateur peut être ravi, qu’il désire une simple et belle distraction, un voyage dans la magie orientale, ou enfin, qu’il cherche aussi à découvrir l’intérêt historique et philosophique de la pièce.
Flowers in the Mirror
– Spectacle en chinois surtitré en français –
De : Li Ju Chen
Par : l’Opéra du Sichuan
Mise en scène et scénographie : Charles et Vincent Tordjman
Assistanat à la mise en scène et surtitres : Lougine Skatchko
Collaboration artistique : Ren Tingfang
Costumes : Peng Dinghuang et Nana Wan
Lumières : Christian Pinaud
Musique : Vicnet et Xiong Yigao
Répétiteur : Mao Tingqi
Traduction et adaptation : Hikoka Ri et Vincent Tordjman, d’après Li Ju Chen
Texte sichuanais : Yu Lin
Acteurs : Yang Xu, Liu Yan, Liu Yi, Li Zhong, Xia Chang Rong, Liu Xiao Peng ,Shi Xin Jian, Luo Ming Liang, Wei Yan, Ren Shuang, Tian Guo Ji, Tan Yuan Yuan, Tang Kang Ming, He Hong Qing, Chen Zhi Lin, Zou Hong, Bai Zhonghua
Musiciens : Xu Wei, Zhang Bo Bo, Lin Xiao, Chen Wei, Gong Yong, Liu XinDu 28 mai au 20 juin 2010
Théâtre Nanterre-Amandiers
7 Avenue Pablo Picasso, 92 000 Nanterre
www.nanterre-amandiers.com