Critiques // « Fin de Partida » de Samuel Beckett et mis en scène par Krystian Lupa

« Fin de Partida » de Samuel Beckett et mis en scène par Krystian Lupa

Mai 18, 2011 | Aucun commentaire sur « Fin de Partida » de Samuel Beckett et mis en scène par Krystian Lupa

Critique d’Anne-Marie Watelet

« Fin de Partie » est, parmi les pièces de Beckett, celle qui semble la plus personnelle et dont le personnage Hamm porte toutes les terreurs et les questionnements devant le vide de l’humanité (les guerres mondiales ne sont pas loin derrière…). Kristian Lupa, metteur en scène polonais et scénographe, n’a rien changé au texte, chargeant les acteurs de trouver le sens caché des paroles chez les personnages.

Signalons que les comédiens appartiennent à une compagnie espagnole, ce qui implique le recours au sur-titrage. Mais celui-ci, bien placé pour les spectateurs, ne gêne en aucune manière le suivi du texte.

« Assez, il est temps que cela finisse… Et cependant j’hésite, j’hésite à… à finir. Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse,et cependant j’hésite encore à – (bâillements) – à finir. »

© Teatro Abadia | Ros Rios

Une pièce nue. En son centre, un fauteuil roulant où repose un homme aveugle, recouvert d’un vieux drap, un mouchoir maculé sur le visage. Lui, c’est Hamm. Totalement dépendant de son valet Clov, qui obéit sans broncher. Les deux jouent et se provoquent avec cynisme. L’un est privé de l’usage de ses jambes, l’autre ne peut plus s’asseoir. Hamm a enfermé son père et sa mère dans des coffres-poubelles, cercueils. Ces êtres font partie de la galerie des personnages de Beckett : vagabonds, malades, handicapés… Ils sont seuls, enfermés dans un monde sans lumière, sans dieu et en ruines, où rien n’arrive. Une lente agonie, où cependant, affleurent ça et là des rêves tronqués ; Hamm imagine partir dans un bateau, mais Clov a beau ouvrir les deux fenêtres du fond, c’est gris. Ils rêvent leur existence aux confins de toutes frontières, victimes d’une société en crise et d’une réalité en décomposition, un point commun aux pièces de l’auteur.

Ici, une irrémédiable destruction – a-t-elle eu lieu ou est-elle à venir ? Lancinante question qui met ces deux survivants à l’épreuve du temps (on pense aux personnages de « En attendant Godot »), temps figé, immobilisé à jamais : commencement et fin n’ont pas de sens, non plus qu’hier. Derniers représentants d’une humanité prédestinée à produire éternellement la souffrance, Hamm et Clov s’y abandonnent avec ironie, jouant et se riant de celle-ci (autre version du mythe de Sisyphe !) : « Rien n’est plus drôle que le malheur », et s’efforcent de souffrir du mieux qu’il peuvent. Les réparties absurdes de leur quotidien font rire, et pourtant…

Le cynisme cruel de Hamm n’épargne pas le père, qu’il traite de « maudit progéniteur ». Des parents, privés eux aussi de leurs jambes, qui, jetés par le fils dans des poubelles, ne peuvent se rejoindre pour s’embrasser; juste se parler. La mère meurt : « ferme le couvercle ! » ordonne Hamm, c’est tout. Car, ne trouvant pas de coupable, selon Lupa, Hamm a besoin d’exprimer sa rancoeur et sa haine. En cela aussi, il est une essence d’homme, point unique et central d’un monde dévasté sans illusions, où la terreur reste enracinée en lui comme en chacun de nous.

© Teatro Abadia | Ros Rios

Krystian Lupa formule admirablement le sens de cette pièce dans cette question : « Je suis méchant car je suis seul… ou je suis seul parce que je suis méchant… Par quoi ça commence ? »

Autant dire qu’il a saisi le sens profond de cet univers, et la conduite des acteurs s’avère en totale symbiose avec les questions profondes et les émotions qui jaillissent du texte et des personnages.

Il réussit à faire cohabiter le vide des paroles et les brusques éclats de vie et de souffrance des personnages, grâce à un jeu d’acteurs que l’on sent personnel et intime. Il a transmis à ces derniers son « imagination qui nous habite […] : je suis seul, le monde a cessé d’exister, détruit par une catastrophe inexplicable. » La méchanceté ou le mal, nés de la solitude et de la souffrance, sont exprimés avec force et nuance. José Luis Gómes incarne Hamm : tantôt le regard et la voix éteints par la vacuité et la résignation, tantôt illuminés par un embryon d’espoir lorsqu’il ordonne à Clov, joué par Susi Sanchez, d’aller regarder à la fenêtre si quelque chose… Et certaines phrases nous atteignent : « Quelque chose suit son cours… » répétitive, comme le rituel de certains comportements, dont l’absurdité nous gagne peu à peu (et là est leur réussite !). Dans l’ensemble, chacun jouit d’une imposante présence physique. L’un par son assurance dans les tons de voix et les regards, l’autre par ses gestes précis et secs, ses clownesques allées et venues orchestrées par le maître. La difficulté résidait en ce qu’il fallait faire surgir des émotions et renvoyer les questionnements aux spectateurs, à partir de paroles et de gestes en apparence si anodins et puériles ; et ceci, en outre, dans un temps étiré afin d’accroître le poids des situations. Mais loin de ressentir l’ennui, nous pénétrons, à notre insu peut-être, dans cette attente existentielle que nous nous approprions.

Ramon Pons est Nagg, le père, un malicieux et maigre vieillard aux yeux vifs, qui sait se faire entendre. Quant à Nell, jouée par Lola Cordon, elle se montre pathétique dans sa résignation, victime ignorée de son fils et du monde. Tous deux, à peine vêtus d’une ample chemise blanche, et étendus dans les coffres (une paroi laisse entrevoir leur corps par transparence – mais sale), ont “déjà” rendez-vous avec la mort : une trouvaille intéressante (remplace les poubelles) qui concorde avec les lignes majeures de la pièce, comme la mort programmée et attendue autant que crainte.

© Teatro Abadia | Ros Rios

Une scénographie qui crée un microcosme abandonné et hors du temps.

Au premier instant, le décor minimaliste fané et moisi du lieu donne le ton : des murs délabrés et délavés, verdâtres, sur lesquels des coulées de rouille accusent l’usure du temps ; une trouée de lumière grisâtre arrive par deux fenêtres au fond ; et à droite, une porte prolongée d’un tas de sable – amusante idée – permet à Clov (Clov/clown) de glisser auprès du fauteuil, à l’instant-même où le maître le siffle. Cette atmosphère ne changera guère, puisque tout ici est ainsi pour l’éternité. (Est-ce par hasard que m’apparaît l’espace scénique de « Huis-Clos » de Sartre ?) Seul l’éclairage gris-blanc, banal, finira par jaunir un peu, accompagnant l’impatience de Hamm de voir le soir arriver.

Enfin, les dernières paroles de Hamm, lentes, sourdes et simplement poignantes dans la bouche de Gomez, sont : « Jouons comme ça… et n’en parlons plus… ne parlons plus. Vieux linge, toi – je te garde. »

Et nous sortons de cette mise en scène avec la sensation d’avoir vraiment rencontré ses personnages, et d’avoir pris part à leur vérité.

Fin de Partida
– Espagnol surtitré –
De : Samuel Beckett
Mise en scène et scénographie : Krystian Lupa
Costumes : Piotr Skiba
Sur-titrage : Andréa Jacobsen
Musique : Paweł Szymański
Assistantes à la mise en scène : Łukasz Twarkowski et Carlota Ferrer
Avec : José Luis Gomez, Susi Sanchez, Lola Cordon, Ramon Pons

Du 13 au 18 mai 2011

Théatre Nanterre – Amandiers
7 avenue Pablo Picasso, 92 022 Nanterre – Réservations 01 46 14 70 00
www.nanterre-amandiers.com

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