ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Donner à voir, à entendre un amour. Parce que le théâtre est fait de ça, d’instant de grâce, de vies réinventées à partir d’une réalité qui en deviennent plus vrai que la réalité, on se dit au sortir du théâtre de la Bastille que l’amour c’est toujours plus que l’amour, comme le disait Chardonne, et ce théâtre-là plus que du théâtre. André Gorz, l’écrivain et journaliste, et Doreen se sont aimé à en mourir. Cinquante-huit années d’un amour inconditionnel, d’engagement, qu’une lettre publiée, La Lette à D., confesse de façon bouleversante. Doreen aimante, Doreen souffrante. Condamnée. Mais ce n’est pas autour de ça que se fait cette création pudique, d’une grande sensibilité. On le sait, dans une heure, en ce jour de septembre, tous deux partiront. Suicidés. Mais avant ça, avant ce départ consenti, tous deux nous reçoivent dans leur salon. Il y a à boire, à manger. Nous sommes invités autour de la table à nous servir. Doucement le silence se fait et ces deux-là qui s’aiment entament la conversation. Une conversation de plus d’un demi-siècle, traversée d’éclats, de fulgurances, de chamailleries, de passions. D’un même regard inquiet sur un siècle tourmenté. De leurs débats politiques et philosophiques. C’est un portrait de Doreen, un portrait imaginaire qui puise sa source dans cette lettre, La Lettre à D., dont nous entendons ou lisons quelques extraits puisque le texte nous est offert comme un viatique. Mais c’est plus encore. C’est l’histoire d’un amour, d’un lien indéfectible. Alors oui, la souffrance de Doreen traverse immanquablement cette passion, mais elle s’y refuse, ne voulant pas y céder. L’orage gronde et menace de tout emporter. Magnifique scène où ce qu’elle dit à André, de son ingérence et inquiétude face à sa maladie, est recouvert par le tambour d’un orage fracassant. La mise en scène de David Geselson est ainsi faite, toute de pudeur, traversée de regards intenses qui fait que l’on se dit que oui, ces deux-là s’aiment en dépit de tout, traversée de gestes esquissés qui trahissent un corps qui se dérobe, traversée de silence, béance dans laquelle s’engouffre les doutes et les regrets. Une mise en scène feutrée et si douce, on peut dire ça, et nous si proches d’eux qui les encerclons sur ce plateau devenu un vaste salon accueillant et chaleureux osons à peine respirer. Hôtes devenu soudain encombrant, un peu gênés de se trouver là pour cette célébration, ce dernier repas auquel nous sommes conviés. Parce que c’est tellement fort ce qui se passe sur le plateau, tellement prenant, tellement beau qu’on finit par redouter cette fin annoncée qui pourtant jamais et à aucun moment ne pèse au long de cette traversée d’une vie amoureuse cristallisée autour de ce double portrait délicat, celui de Doreen et celui de leur couple. David Geselson trouble la frontière entre la réalité et la fiction et déroute ave les spectateurs. C’est peut être justement dans ce trouble, cet entre-deux propre parfois au théâtre, que cet amour singulier et ce portrait amoureux de Doreen surgissent avec tant d’acuité et de vérité saisissante.
Doreen, autour de Lettre à D. d’André Gorz, texte et mise en scène de David Geselson
Avec David Geselson et Laure Mathis
Scénographie Lisa Navarro
Création Lumière Jérémie Papin
Création Vidéo Jérémie Scheidler, Thomas Guiral
Création son Loïc Le Roux
Collaboration à la mise en scène Elios Noël, Laure Mathis, Loïc Le Rous, Lisa Navarro, Jérémie Papin, Jérémie Scheidler
Costumes Magalie Murbach
Construction Flavien Renaudon
Théâtre de La Bastille
76, rue de la Roquette
75011 Paris
Du 7 au 30 janvier 2019 à 19h30
Vendredi 11 et samedi 12 janvier à 20h30, samedi 26 janvier à17h et 19h30Relâche les dimanches et le jeudi 10 janvier
Réservations 01 43 57 42 14
www.théâtre-bastille.com
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