Critiques // « Don Juan », l’adaptation de Bertolt Brecht d’après Molière

« Don Juan », l’adaptation de Bertolt Brecht d’après Molière

Oct 22, 2010 | Aucun commentaire sur « Don Juan », l’adaptation de Bertolt Brecht d’après Molière

Critique de Monique Lancri

Grâce à l’une des pièces qui s’y jouent en ce moment, vous passerez une très bonne soirée au théâtre du Lucernaire : à la condition, toutefois, de n’avoir pas été dissuadés par son titre. En effet, si les chefs-d’œuvre du répertoire sont plus que jamais portés à la scène, ils ne le sont plus, fort souvent, que dans des adaptations, ce que ces spectacles, avec une franchise dénuée de tout complexe, affichent dès leurs titres. Avouons que cette mode du « revu et corrigé » n’est pas sans quelque peu agacer.

« Revu et corrigé ».

Ainsi avons-nous récemment vu plusieurs Tempêtes déferler sur les plateaux, toujours « d’après » la pièce de Shakespeare (dont l’une, celle d’Irina Brook, fort réussie), et pouvons-nous voir, actuellement, au théâtre de la Bastille, un Tartuffe d’après Tartuffe de Molière, mis en scène par Gwenaël Morin ; dans la même veine, nous aurons bientôt une Bérénice d’après Bérénice de Racine ; et voici donc, au Lucernaire, pour citer son long titre en entier, un Don Juan adaptation de Bertolt Brecht, d’après Molière.

Nous savons bien que les œuvres d’art ne sont pas des monuments que nous n’aurions guère le droit de déboulonner. Accordons à Brecht le droit d’avoir voulu accommoder Don Juan, accordons-lui le choix d’avoir voulu y apposer sa marque, une marque à visée essentiellement politique. Or pareille mise en perspective se proclame (et programme) dès le titre du Lucernaire, plus exactement dès l’effacement du titre alternatif choisi à l’origine par Molière. Rappelons ce dernier : Don juan ou le festin de pierre. Il est clair, dès lors, que, pour Molière, l’affrontement de Don Juan avec le Commandeur, au cours du fameux festin, constitue le point crucial de sa pièce. Don Juan, le séducteur, y fait face au Mort (le Commandeur), à la Mort, à Dieu : dans un face à face qui le glace jusqu’au trépas et à la damnation éternelle. Tout cela, pour Brecht, n’est que fatras idéologique et il n’en a cure : la chute de Don Juan dans le gouffre des Enfers est tout simplement « sucrée» par lui. Ce qui l’intéresse, dans la pièce de Molière, c’est « le grand seigneur méchant homme » : méchant parce que seigneur, seigneur parce que riche ; guidé en toutes circonstances et surtout dans ses plaisirs par son bon plaisir : le bon plaisir des gens de son rang. Dans sa mise en scène, Jean-Michel Vier a travaillé selon l’esprit de Brecht. En revisitant fort astucieusement la notion de distanciation. Les leçons qui découlent de cette notion, clé de voûte de la théorie brechtienne qui préconise que l’acteur indique son rôle sans le jouer, ces leçons sont ici mises en pratique sans didactisme appuyé, sans ennuyeux pédagogisme, mais au contraire avec humour et bonne humeur.

Un balai pour Gusman.

Pas de lever de rideau. Les acteurs sont déjà là. Tous. L’un balayant la scène, l’autre enfilant son costume. Un autre encore dévisage avec insistance les spectateurs en train de prendre place. Et le spectacle commence, avec la première et fameuse scène où Sganarelle fait devant Gusman l’éloge du tabac ; et, d’entrée, nous sommes pris dans le filet ainsi que dans l’esprit d’une mise en scène brechtienne. En effet, distanciation oblige : pas d’acteur, ici, pour représenter Gusman, mais un simple balai, celui-là même qui servait, quelques minutes plus tôt, à nettoyer la scène, avant l’entame de la pièce ; un balai chevelu que manie Sganarelle et auquel celui-ci prête sa voix. Un seul acteur donc pour « interpréter » deux rôles : un Sganarelle en chair et en os et un Gusman fait du bois d’un balai. Foin de l’illusion théâtrale, on rit ; sans rien perdre de la célèbre tirade, d’une diction parfaite.

Six pour seize.

Le reste est à l’avenant. Six acteurs sur scène pour une pièce qui en nécessiterait au moins seize ! Mais ces six-la font preuve d’une telle fougue, d’un tel dynamisme, d’une telle vivacité à changer d’habits et d’identités qu’ils nous donnent l’impression d’être dix fois plus nombreux. Quand ils n’interprètent pas leurs différents rôles, ils se transforment en spectateurs, assis côté cour ou côté jardin, de par et d’autre du grand cercle noir dessiné sur le sol, au centre du plateau, et où se focalise l’action. Comme nous, ils observent, rient, se moquent ; avec nous, ils jettent un regard critique sur ces personnages qui s’agitent, telles des marionnettes, à l’intérieur du cercle où Jean-Michel Vier nous suggère ainsi de voir, au-delà d’une piste de cirque, un miroir tendu à notre société.

Astuces en tous genres.

Les astuces de mise en scène s’enchaînent avec rigueur : du balai, on passe fort logiquement par des pantins articulés (figurant un cheval avec son cavalier) pour terminer sur un mannequin plus ou moins réaliste qui représente Monsieur Dimanche. Le sérieux succède au comique, le tragique à la farce. La force de la pièce de Molière n’y perd nullement de sa vigueur, toujours aussi surprenante même pour qui la connaît par cœur, même pour qui l’aurait vue d’innombrables fois !

« Mes gages ! / Ma retraite ! ».

Pourtant j’ose avouer que le dénouement peut ici laisser le spectateur sur sa faim : il y manque l’apparat des grandes machines prévues par Molière, même si l’on comprend pourquoi. Certes, la désacralisation des enjeux religieux de la pièce, voulue par Brecht (et relayée avec talent par Vier), s’avère parfaitement réussie. Ici, plus de statue du Commandeur ! Plus de machineries spectaculaires ! Plus d’effrayante disparition de Don Juan dans le gouffre des Enfers ! Plus de flammes, plus de cris ! En lieu et place de tout ce fracas, les acteurs apportent sur scène un minuscule théâtre de marionnettes et c’est derrière lui que disparaît une toute petite poupée ! La leçon de distanciation est claire : une mise en abyme pour que s’y abîment Don Juan et ceux de sa caste ! L’esprit de Brecht est ici respecté à la lettre. Mais cette pirouette, en guise de fin de partie, pour théâtrale qu’elle soit, n’est-elle pas un peu tristounette ? Heureusement, Sganarelle est là pour nous rappeler ensuite à l’ordre, un ordre résolument social, avec son cri désespéré : « Mes gages ! Mes gages ! ». Dans cette ultime demande où se clôt la pièce, on croit entendre un écho des mots qui résonnent tant, par les temps qui courent, sur les pavés de France : « Ma retraite ! Ma retraite ! ».

Don Juan
D’après : Molière
Adaptation : Bertolt Brecht
Mise en scène : Jean-Michel Vier
Avec : Valérie Alane, Pascale Cousteix Sylvain Katan , Guy Segalen, Pierre Val, Cédric Villenave
Traduction : Michel Cadot
Scénographie : C. Guillermet et J.M. Vier
Musique originale : Vadim Sher
Lumières : Yann Morin
Costumes : Elizabeth Martin

Du 20 octobre 2010 au 31 janvier 2011
au
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre-Dame des Champs, 75006 Paris
www.lucernaire.fr

Puis du 25 janvier au 30 avril 2011
au Théâtre de l’Œuvre
55 rue de Clichy, 75 009 Paris

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