Critiques // « Discours sur le Bonheur », mise en scène de Beata Nilska au Lucernaire

« Discours sur le Bonheur », mise en scène de Beata Nilska au Lucernaire

Mai 30, 2011 | Aucun commentaire sur « Discours sur le Bonheur », mise en scène de Beata Nilska au Lucernaire

Critique de Pauline Decobert

« Les malheureux sont intéressants ; les gens heureux sont inconnus. »

Dans cette adaptation théâtrale, l’objectif de la metteuse en scène Beata Nilska est de faire revivre Émilie du Châtelet en personne, femme étonnamment révolutionnaire pour son époque. Elle est souvent considérée comme l’une des premières « femmes-savantes » en ce qui concerne les mathématiques et la physique. Connue pour avoir été longtemps la compagne de Voltaire, et pour avoir été très estimée de lui, elle se révèle être une femme d’avant-garde, au caractère bien trempé et à l’humour parfois acide. Or c’est le propre de l’avant-garde que d’être ancrée dans son temps tout en faisant un pas en avant, de n’avoir d’impact fort que dans une période donnée. Ainsi Émilie du Châtelet est certainement une femme extraordinaire dans sa propre époque. C’est là qu’elle trouve sa grâce.

© Claire Schwartz

Une femme d’ombre et de lumière

Au premier abord, dans une ambiance chaude et quelque peu brouillée par une fumée parfumée, on est déçu de voir sur scène, déjà installé, un décor recréant une situation d’époque : objets attendus tels que secrétaire ancien, livres en cuir reliés à dorures, verres ciselés, carafe, plumes à encre, papiers anciens…etc. Mais on comprend soudain ce choix : il est bon parce qu’il n’y en n’a pas d’autre possible. Effectivement, toute la force d’Émilie du Châtelet se révèle pleinement dans la première partie du siècle des Lumières. Dans le Discours, écrit en 1746-1747, elle s’oppose aux moralistes, pour qui les passions doivent être réprimées et les désirs maîtrisés. Elle rejette la religion en général, qu’elle considère comme l’une des pires entraves au bonheur tout en faisant l’éloge de la passion ainsi que de l’illusion, qui a le pouvoir de déposer comme un vernis sur les choses, pour que l’on puisse les voir telles que l’on est fait pour les voir. Elle prône aussi l’émancipation intellectuelle à laquelle chacun a accès (chacun oui mais de son rang, exit classes inférieures et travailleuses).

© Claire Schwartz

Edith Vernes tient ici parfaitement le rôle d’Émilie, elle trouve l’énergie de mener le spectacle d’un bout à l’autre sans perdre un souffle, elle trouve le moyen de montrer une femme vivante, parfois drôle, parfois dure. L’auteur semble chercher à nous convaincre de sa théorie, qui s’apparente à une recette du bonheur (il faut ceci, il faut cela), plutôt qu’à mener une réelle réflexion philosophique, une recherche. Elle se sert de ses expériences, par exemple celle de la gourmandise, pour tirer des conclusions générales qui excluent tout ce qui déroge à la règle (les pauvres, les scélérats, les mal-formés etc…). Pourtant quelle richesse philosophique dans l’exception ! (le fou chez Descartes par exemple). Ici Émilie argumente, fort bien certes, mais pour se défendre, comme pour justifier sa propre vie, après sa rupture pénible avec Voltaire. On peut féliciter Beata Nilska d’avoir voulu montrer le côté sombre et décrié du personnage en faisant intervenir la lecture de lettres insultantes à l’encontre d’Émilie, au cœur de beaucoup de conversations de l’époque. Ces ennemies agressives sont si sinistres qu’elles ne font finalement que mettre en valeur la rigueur d’esprit d’Émilie : elles s’attaquent fébrilement à son physique, à son goût pour la coquetterie, à ses relations sentimentales, et à son savoir dont elles ne semblent même pas avoir la moindre idée. C’est donc par opposition à ce goût amère que nous laisse le 18e siècle français (femmes aigres vautrées dans la paresse, hommes maîtrisant tous les pouvoirs -guerre, politique, arts et savoirs), qu’Émilie du Châtelet brille comme une perle rare. Prises dans la modernité, les idées présentes dans le Discours sur le Bonheur, apparaissent souvent communes parfois presque révoltantes (la marquise s’adresse à ceux de sa condition, or qui dirait cela de nos jours sans paraître élitiste et étroit d’esprit ?). Mme du Châtelet reste pourtant un grand exemple d’émancipation  féminine à ne pas ignorer, dans son attitude audacieuse plus encore que dans ses idées, souvent reprises aux hommes.

Discours sur le Bonheur
De : Émilie du Châtelet.
Mise en scène : Beata Nilska
Avec : Edith Vernes et Sylvain Bergert
Collaboration artistique : Philippe Honoré et Bruno Suter
Assistante à la mise en scène : Judith Villain
Lumière et décor : Jean Luc Chanonat
Création musicale : Jeanne Signé
Costumes : Aurore Popineau
Son : Yves Douek

Du 25 mai au 2 juillet 2011

Théâtre le Lucernaire
53 rue Notre-Dame des Champs, Paris 6e
www.lucernaire.fr

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.