À l'affiche, Critiques // Déjeuner chez Wittgenstein (Ritter, Dene, Voss), De Thomas Bernhard, Mise en scène de Krystian Lupa, Théâtre des Abbesses / Festival d’Automne à Paris

Déjeuner chez Wittgenstein (Ritter, Dene, Voss), De Thomas Bernhard, Mise en scène de Krystian Lupa, Théâtre des Abbesses / Festival d’Automne à Paris

Déc 19, 2016 | Commentaires fermés sur Déjeuner chez Wittgenstein (Ritter, Dene, Voss), De Thomas Bernhard, Mise en scène de Krystian Lupa, Théâtre des Abbesses / Festival d’Automne à Paris

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

capture-decran-2016-12-19-a-10-32-50©Marek Gardulski

Un déjeuner réunit deux sœurs et leur frère. Elles, comédiennes quand elles le veulent. Grand rôle shakespearien pour la cadette, second rôle pour l’ainée. Avec 51 pour cent des parts d’un théâtre c’est plus facile. Lui, philosophe, interné dans un asile psychiatrique, sorti pour l’occasion par la volonté de l’ainée, écrit une œuvre sur la logique, œuvre éternellement reportée. Un salon bourgeois décati entre portraits de familles, nappes brodées et porcelaines de bohême. Un déjeuner bientôt vaste champ de bataille. La porcelaine vole bientôt en éclat tout comme les personnages qui cristallisent toute leur haine, leur rivalité, leur mépris, leur mensonge autour de trois fois rien, des caleçons de cotons, des beignets maisons, l’héroïque de Beethoven, le théâtre, la philosophie… Une exaspération brûlante et dévastatrice des sentiments fraternels dans un huit clos implacable où encore une fois Thomas Bernhard exprime toute sa haine de l’Autriche, du milieu intellectuel viennois, de sa bourgeoisie.

Fascinante création ! Une mise en scène et une direction d’acteur portée à l’incandescence par une haute exigence. Des acteurs engagés, profondément, corps et âmes. Krystian Lupa semble avoir traqué méticuleusement en chacun d’eux des retranchements ultimes. En chacun d’eux une part de lumière noire, d’obscurité, de mystère et d’interrogation. Des corps soumis aussi. Des corps qui trahissent le malaise intérieur inavoué, une tension indicible, la folie qui stagne prête à jaillir sporadiquement en chacun des personnages. Cette pièce ils la portent ensemble depuis sa création il y a 20 ans. C’est la troisième reprise. Ils ont vieilli avec ce rôle qu’ils portent désormais avec un poids étrange de fatigue, de lassitude stupéfiante, de légèreté feinte aussi. Une énergie incroyablement concentrée, jusqu’au souffle, jusqu’au silence. Des silences qui font planer sur le plateau des fantômes, des peaux mortes, jusqu’à envahir l’espace et le rendre étouffant. Ces rôles-là ont eu le temps d’attaquer la moelle de ces acteurs tout simplement prodigieux, d’innerver leurs systèmes nerveux et lymphatique. On ne parle pas, à ce stade, d’incarnation. Nous sommes bien au delà… nous sommes dans ce que le théâtre apporte peu souvent, que l’on traque avidement, quelque chose de rare, de précieux. Une osmose totale, absolue, entre un auteur, un metteur en scène et des comédiens. Ils donnent tout, ces trois là sur le plateau, personnages qui se déchirent à pleines dents, exprimant leurs malaises, leurs contradictions, leurs mensonges, leurs vérités, leur amour et leur haine. Portant le poids d’une minable bourgeoisie autrichienne vouée aux gémonies par Thomas Bernhard qui ne lui a jamais pardonnée son passé hitlérien et dont toute l’œuvre porte la trace prégnante. La violence n’est pas ici tant physique, jaillissant par bref à-coups, que dans cette tension permanente et menaçante qui règne, ceignant chacun des personnages comme corsetés d’intranquilité et de questions non résolues, de rêves irréalisés. Ils donnent tout mais avec un relâchement paradoxal tel que rien n’est jamais prévisible. Tout, au contraire, semble pouvoir arriver. Tout est fluide, illusion encore pourtant, dans cette concentration extrême, sans à-coup autre que ces traversées orageuses brutales, ces ouragans qui sans prévenir chamboulent le salon et renversent, fracassent cette fratrie. Ce qui caractérise Krystian Lupa c’est cela aussi, cette façon de sculpter le temps, de l’étirer, d’en jouer jusqu’à ce qu’il se rompt par trop de tensions. Des ruptures explosives qui crèvent un abcès. On rit absurdement comme pour nous aussi crever cet abcès qui finit par ronger les spectateurs. Car Krystian Lupa et ses acteurs finissent par piéger la salle prise dans les rets de cette mise en scène incroyable qui ne cherche pas à séduire, jamais mais à trouver et transmettre une vérité au plus juste, au plus près, celle de l’auteur qu’ils servent avec maestria.

 

Déjeuner chez Wittgenstein
de Thomas Bernhard
mise en scène & scénographie de Krystian Lupa
musique Jacek S. Buras
son Mieczyslaw Guzgan
assistant scènographie Piotr Skiba

avec Malgarzata Hajewska-Krysztofik, Agnieszka Mandat, Piotr Skiba

Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses
75018 Paris
du 13 au 18 décembre 2016 à 19h30
dimanche 15h
réservation 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com

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