Critique de Bruno Deslot –
Une oeuvre de charité !
Soixante-dix saynètes, portant chacune un numéro, fusionnent comme les comptes des entreprises frauduleuses qui participent à la survie de ceux, qu’elles endettent sereinement.
« Pas le droit de craquer » lorsque Atac casse les prix ou quand Lidl fait ses offres spéciales ! Le rendez-vous bi-mensuel pris chez le coiffeur pour 11 euros, se réduit à une entrevue rapide et conviviale chez une amie qui sait utiliser ses ciseaux, et gratuitement ! Pas de prothèse dentaire ni de lunettes, un luxe qu’il n’est pas nécessaire de posséder ! Pas de vêtements d’apparat, la simplicité est de mise et plus convenable en société ! Pas de quoi encore ? On finit par ne plus savoir et alors dans un élan, qu’encourage la privation, on franchit, candide, les portes semi-opaques d’un établissement de crédit. Les marchands du Temple y sont accueillants, aimables et complaisants ! Ils comprennent la situation pour laquelle ils proposent des solutions sur 10, 20, ou 30 ans ! Dès lors, pris dans la spirale infernale de la consommation virtuelle, les cartes de crédit flambent comme les prix, les taux d’intérêts ne pratiquent plus la pitié et la publicité abusive encourage le consommateur à croire qu’il peut accéder à un Eldorado jusque là infranchissable ! Acheteuse compulsive, utilisateur de téléphone portable, joueur de casino et bien d’autres encore, se font happer par la dette qu’ils accumulent sournoisement. La lente descente aux enfers s’opèrent comme prévu et le scénario du surendettement offre le champ lexical de la complainte du progrès !
Une mise en voix de l’infortune !
Kathrin Röggla mène une série d’enquêtes à Berlin, Vienne et Linz auprès de personnes endettées de différents milieux sociaux ainsi qu’auprès d’établissements bancaires et conseillers en rachat de crédit. Toutes ces données lui ont permis de cerner et représenter, la réalité économique et sociale moderne du surendettement. Un foisonnement de point de vue se croise, pour faire résonner la fabuleuse aliénation de la consommation à outrance, qu’encourage l’aventure grisante et malheureuse du crédit. Donnant voix et corps à l’infinie variété des comportements humains face à l’argent, elle restitue avec empathie et dans une langue singulière, la cruelle réalité des laissés-pour-compte de la société de consommation. Soixante-dix saynètes, caractérisées par un humour acerbe, sont mises en voix par l’Interlude T/O qui, fidèle à ses engagements, restitue un « théâtre/oratorio » qu’il ne cesse d’inventer au fil de ses créations.
Une partition chorale pour cinq comédiens sans personnages, construisant un parcours tout au long d’une mise en scène qui, allant d’une parole individuelle à une parole collective, fait jaillir les stances d’une poésie de la modernité, entre espace intime et univers de bureaux aseptisés. Des silhouettes s’animent derrière un mur de portes semi-opaques, d’un établissement bancaire. Intérieur/extérieur, la peine est la même, de l’intime au sordide, les corps se courbent, s’amoindrissent, tentent de se redresser et d’affronter la douloureuse réalité de leur quotidien. Un jeu de fauteuils en simili cuir, permet d’asseoir la confession ou de convertir les propos de « ces gens là » qui n’ont pas échappé au rêve américain de la consommation indexée au coût de la vie. Les paroles se croisent, se choquent, se répondent puis s’évanouissent dans le tumulte bruyant du chiffre noir qui peste ! Une écriture polyphonique pour un opéra rock dont les résonances métalliques de la guitare d’Ivann Cruz éprouvent l’oreille, tout comme ces verticalités lumineuses agressives et éblouissantes, aveuglant le spectateur qui finit par voir ou ne plus voir ce qu’il accepte d’affronter. Une parole saine et salvatrice pour dire et raconter la vie de ces surendettés devenus les parias d’une société qui en a pourtant consacré l’émergence ! Eva Vallejo et Bruno Soulier fabriquent une partition aussi étonnante que dérangeante avec un sens du rythme déconcertant pour parler avec force de notre monde. Ils mêlent le texte et le son dans une harmonie du désespoir dont surgit, en demi-teinte, une réalité déconcertante portée par la cruauté des mots, que Kathrin Röggla restitue dans ses saynètes. Le violon de Léa Classens, compose la mélodie du bonheur achetée à prix coutant pendant que Bruno Soulier, au piano et clavier, parcourt les notes d’un univers musical aliénant. Les cinq comédiens, soumettent leur corps et leur voix à la dictature elliptique de l’argent facile, obtenu par la philanthropie déguisée des escrocs qui le prête avec compassion.
L’Interlude T/O réalise une composition remarquable, fine et poignante, proposant, avec un engagement sans concessions, un travail rythmique étonnant dans lequel se mêlent voix, instruments, textes et sons dans une forme réaliste époustouflante.
Dehors Peste le Chiffre Noir
De : Kathrin Röggla
Traduction : Hélène Mauler et René Zahnd
Conception : Eva Vallejo et Bruno Soulier
Mise en scène : Eva Vallejo
Musique : Bruno Soulier
Avec : Catherine Baugué, Lucie Boissonneau, Alexandre Lecroc, Pascal Martin-Granel, Bruno Soulier (piano et claviers), Léa Classens (violon), Ivann Cruz (guitare éléctrique)
Scénographie : Hervé Lesieur
Lumières : Xavier Boyaud
Costumes : Dominique Louis
Régie son : Olivier LautemDu 20 janvier au 21 février 2010
Théâtre du Rond Point
2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75 008 Paris
www.theatredurondpoint.fr