ƒƒ article de Denis Sanglard
© Luigi Laselva
Voilà vingt-cinq ans qu’ils se détestent. Une haine tenace qui cimente leur couple. Inséparables dans cette île, dans cette forteresse lugubre où ils s’étiolent, isolés de tous. Alice, comédienne ratée et lui, le capitaine, artilleur en retraite. Dans ce décor blafard où les meubles valsent au gré des vents et des tempêtes, ils ressassent l’échec de leur couple. Une haine sans éclat de voix, glaciale, devenue le liant de leur existence étriquée. Pas d’éclat de voix, pas de grande scène mais une triste et morne banalité, un quotidien terne et sinistre marqué par cette détestation presque feutrée, en veille. Et puis débarque le cousin Kurt qui va cristalliser de nouveau cette haine, réveiller leurs griefs assoupis. Offrir l’occasion, avortée, d’en finir une fois pour toute. Un duel sans vainqueur ni vaincu. Une danse macabre grinçante et bouffonne au rythme ironique de La Marche d’entrée des boyards pour deux cabots increvables, deux vampires fatigués à « la haine sans raison, sans but mais aussi sans fin ».
Dernière mise en scène du grand metteur en scène italien Luca Ronconi, mort en 2015, et servie par deux immenses acteurs, couple à la ville, le metteur en scène Giorgio Ferrara et la sublime, oui, Adriana Asti, cette danse macabre devient une danse grotesque pour deux vieux clowns fatigués, deux monstres comme la comédie italienne à son meilleur a pu nous en offrir. Pas d’hystérie, pas d’éclats de voix ici mais une étrange et lourde atmosphère, aquatique, un monde clos et feutré, un couple replié sur lui-même, un huis-clos où sourd un drôle de malaise. Nous sommes dans un entre-deux, un monde flottant, à l’image de ses meubles qui basculent de cour à jardin, balayés par les vents. La haine n’est pas explosive mais si rentrée, enfouie en chacun d’eux qu’elle en devient d’une affligeante et inquiétante banalité, empesant chacun des personnages. Luca Ronconi tire Strinberg vers la farce mordante et cruelle. Rien d’hystérique donc mais quelque chose de pathétique et de féroce, comme deux acteurs fatigués qui n’en finiraient pas de rejouer la même scène pour ne pas mourir. Couple à la ville, couple sur scène il en résulte entre les deux personnages, Alice et le capitaine, une complicité et même une troublante intimité qui les voit confits dans la haine mais indissociablement liés, jouant – au sens propre et au figuré – de cette situation ambigüe. On songe à Qui a peur de Virginia Woolf d’Albee avec un autre couple, Elizabeth Taylor et Richard Burton. Un drôle d’effet miroir, ici dans une version bien moins trash mais bien plus subtile dans cette relation d’amour-haine épuisée soudain revitalisée par l’arrivée de Kurt. Metteur en scène et comédienne à la ville, sur le plateau ces deux-là sont rompus à la comédie, au jeu. Et sur le plateau n’est-ce pas là non plus une comédie, une catharsis facétieuse entre deux acteurs usant des illusions de la scène et se prêtant au jeu de miroir que leur offre avec malice Luca Ronconi ? Lequel affirmait « Le pari était de faire interpréter l’enfer domestique d’un couple qui se déteste et vit affreusement mal ensemble par un couple qui vit merveilleusement bien ensemble ». Et c’est tout ça que nous ressentons sur la scène, cette étrange et « tendre » complicité dans la noirceur profonde de cette haine pugnace. Cela ne leur donne pas plus d’humanité mais la pièce de Strindberg devient sous cette férule moins austère, moins corseté dans la haine et bien plus étrange et ambigüe. Ce qui se danse là en grinçant c’est une cristallisation amoureuse autour de la haine. Ces deux-là ne peuvent mourir, nourris de cette détestation l’un de l’autre qui les maintient en (sur)vie. La fin de cette farce tragique ne signe pas leur échec à se séparer mais au contraire ce besoin vital d’exister, de ne pas crever. Rédemption, sans doute mais qu’importe au fond. L’amour et la haine comme tout cliché sont l’envers et l’endroit d’une même médaille. Ce que Luca Ronconi souligne en n’hystérisant jamais le propos, en mettant cela en scène à rebours de ce que l’on pouvait attendre. En gardant une distance, avec beaucoup de tendresse vacharde, la même que Strindberg auscultant froidement ses personnages. Car ce n’est pas l’hystérie de ces histrions essoufflés qui importe mais ce qui sous-tend cette guerre sans merci et sans répit. Un processus vital. Oui ce sont des vampires (c’est Strindberg qui le dit et Luca Ronconi s’amuse à le souligner, en un gag récurrent et insolite sinon inquiétant), increvables, se repaissant de cette haine pour ne pas justement crever. Increvables aussi car déjà passés de l’autre côté. Ce décor sinistre et mouvant est une antichambre des enfers. C’est tout le paradoxe de la danse macabre : nous sommes morts mais toujours debout, aux portes de l’enfer. « Je n’ai jamais cru que notre vie soit la vie réelle… « Elle est la mort, plutôt, ou pire. » dit le capitaine. Et c’est justement dans ce pire que réside ce paradoxe et que Luca Ronconi plonge avec justesse ses acteurs, tous trois formidables spectres…
Danza macabra d’August Strindberg
Mise en scène de Luca Ronconi
Avec Adriana Asti, Giorgio Ferrara, Giovanni Crippa
Traduction et adaptation Roberto Alonge
Scénographie Marco Rossi
Costumes Maurizio Galante
Lumières A.J. Weissbard
Son Hubert WestkemperThéâtre de l’Athénée-Louis Jouvet
Square de l’Opéra Louis Jouvet
17 rue Boudreau
75009 Paris
Du 26 au 29 janvier 20h00, le dimanche à 16h
Réservations 01 53 05 19 19
www.athenee-theatre.com
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