Critiques // Critique • « La Loi du Marcheur » d’après Serge Daney, de et par Nicolas Bouchaud au Rond-Point

Critique • « La Loi du Marcheur » d’après Serge Daney, de et par Nicolas Bouchaud au Rond-Point

Déc 03, 2011 | Aucun commentaire sur Critique • « La Loi du Marcheur » d’après Serge Daney, de et par Nicolas Bouchaud au Rond-Point

Critique de Djalila Dechache

Serge Daney (1944-1992) est un type bien. Serge Daney a eu une démarche sans commune mesure vis-à-vis du cinéma en particulier et de la pensée en général.
Serge Daney est un passeur, un transmetteur unique en son genre. Un homme qui abolit les frontières où qu’elles soient.
Serge Daney n’est plus.

Heureusement, une magnifique évocation nous le restitue le temps d’une représentation, et quelle représentation ! L’on se dit que Serge Daney aurait pu être notre ami que l’on pourrait voir sans restriction. Sans l’ombre d’un doute. C’est ce qui rend la chose encore plus délicate.

A partir de l’entretien « Itinéraire d’un ciné-fils », terme que Serge Daney revendique haut et fort entre lui et Régis Debray en 1992, Nicolas Bouchaud, comédien et Eric Didry, metteur en scène, se sont mis d’accord sur un travail de restitution aboutissant à cette mise en scène, respectant totalement la parole particulière de cet enfant né le 4 juin 1944, « fils de pauvres, petit Parigot à la frontière des onzième et douzième arrondissements« .

© Brigitte Enguérand

Michel Simon ne fait pas rêver.

Des films le marquent à tout jamais à quinze ans : il est bouleversé par la vision de « Nuit et Brouillard », court métrage d’Alain Resnais sur les camps d’extermination nazis ou du « Le Sang des bêtes » de Georges Franju.
Oui vous avez raison Serge Daney, Michel Simon ne fait pas rêver, ni la terrifiante Danielle Darrieux dans « Marie Octobre », ni Fernandel, ni Gabin ou encore Fresnay, très anti-jeunes, alors que Hollywood oui, avec G. Cooper, A. Gardner, J. Stewart ou encore C. Grant : « Le cinéma promettait un monde. Le monde n’était pas complet. Il était américain à soixante-dix pour cents, le monde. Mais, d’abord l’Amérique elle était mondiale. C’était un sacré méli-mélo en terme de peuples et d’émigration. Deuxièmement, c’est le cinéma hollywoodien et le cinéma américain qui nous a faits, car quel autre cinéma aurait pu nous faire, sinon le cinéma américain qui était à son maximum de bonheur, de capacité de bonheur, de grâce… ? Dans les films de Douglas Sirk, l’Amérique est belle à voir. Quand Fred Astaire danse, c’est beau. Et puis ça ne danse que là ; ça ne dansait pas en Europe. Tout cela, on l’a su d’une façon absolue. C’était une promesse d’un monde, même si le monde était très américanisé« .

Entre Roland Barthes et Serge Gainsbourg.

Entré comme critique aux débuts du Cahiers du Cinéma puis au journal Libération, il côtoie la “nouvelle vague”, Godard, Truffaut, Rivette ou Chabrol, tous connaîtrons le renom que l’on sait. Toute cette jeunesse de l’après-guerre avide de changement déjà à l’écoute des secousses d’un monde en pleine décolonisation et en parallèle, la construction des immeubles et des banlieues.
Son analyse est si fine, si juste que l’on est tenté de le situer dans un courant, en lien avec les années 70 où la psychanalyse, l’amour et la liberté, les voyages , l’ailleurs bien loin d’ici et la quête de soi fleuraient bon après le séisme de mai 68.
On pense à R. Barthes, à Deleuze et Guattari, à J. Lacan et les autres J.P. Sartre, P. Sollers et ainsi de suite.
A cela s’adjoint, sans qu’il le recherche ni ne le veuille, la poétique de ses propos qui s’apparente à certains égards au grand Serge Gainsbourg.

© Brigitte Enguérand

Serge Daney s’adonnera à la marche et aux voyages avec son complice et ami Skorecki avec la foi du charbonnier et leurs jeunes années « comme des néophytes et des gamins dépenaillés, sans un sou avec des charters qui à l’époque mettaient vingt heures à traverser l’Atlantique et que personne ne voulait assurer… Et on s’est retrouvés à Hollywood. (…) Moi, j’étais très timide, je parlais mal anglais. Skorecki était beaucoup plus entreprenant à l’époque, beaucoup plus actif. Il en voulait. Il était moteur, moi j’étais un peu zombie. Ce qui est formidable c’est qu’on a été portés par nos certitudes – des certitudes qui venaient d’une très profonde immaturité: on ne voyait pas qu’Hitchcock était vieux, que Hawks était vieux. On était dans l’admiration des vieillards, c’était une période un peu bizarre. Et puis on était persuadés qu’ils étaient évidemment ravis de nous voir,et il y avait quelqu’un qui disait «Ecoutez, il y a deux jeunes gens absolument farfelus qui viennent des Cahiers du cinéma» – c’était remonté jusqu’à Hollywood qu’il y avait une bande de Français “pas possibles” qui préféraient Samuel Fuller à Robert Wise; à l’époque c’était un scandale ! – et qui demandait aux cinéastes s’ils voulaient bien les recevoir pendant une heure. Et tout le monde disait «(…) avec nos questions absolument à côté de la plaque, complètement intellectuelles, totalement propédeutiques [rires] à voir Howard Hawks !» (…) Hawks c’était mon cinéaste préféré. Et il nous a absolument récité sa leçon qu’il avait toujours dit lors des entretiens avec les Français, comme avec Becker et Rivette dix ans plus tôt: «Moi, je traite les scènes de comédie en drame et les scènes de drame en comédie» Et nous, on disait «Oui, oui !!! Redites-le nous encore une fois», alors que ça avait déjà été publié vingt fois. Mais, c’était Howard Hawks.(…).« 

Des films-cultes

Avant tout, Serge Daney fait cet aveu que ce sont les films qui le regardent plus que le contraire : c’est que, si l’on admet avec lui ce postulat cela change tout ! D’où la transformation voire la transfiguration après que certains films vous aient vus.
Serge Daney a comme tout le monde des films-cultes. Sauf que lui ne se borne pas à connaître des tirades par cœur, il en connaît la gestuelle, le mouvement du vent dans une porte du saloon dans le « Rio Bravo » d’Howard Hawks en 1959 avec J. Wayne et D. Martin par exemple, à se cacher en ombre chinoise derrière des colonnes tandis que le film défile sur l’écran en plan incliné comme une page blanche brisée qui recueillerait la vision du monde d’un réalisateur adoré.

Puis au cours de la représentation, le comédien, remarquablement juste et aussi généreux que Serge Daney, s’amuse avec nous en listant les films qui nous ont marqués, les uns et les autres et lui aussi en premier chef. Il va de soi que nous laisserons l’effet de surprise agir afin de laisser la spontanéité faire son œuvre.

© Brigitte Enguérand

De grands moments

Au cours de la représentation, la pensée de Serge Daney ne se limite pas au cinéma qui lui a donné en bouleversant sa vie « l’invention du temps dans lequel je puisse vivre » dit-il, et réfléchit également sur la publicité, la place de l’autre, le rôle du spectateur, celui de la télévision « où l’on ne montre rien car tout est programmé et qui est un tête à tête où le téléspectateur est l’intrus, le voyeur, le service public qui est un «service que quelqu’un rend», exactement comme au tennis.« 

Il a de bons mots sur le théâtre qui, dans les années 70 était dominé par le théâtre allemand et n’était pas assez fort pour purger les passions. Même si Vitez occupait le terrain et les esprits.

En arguant du fait que l’image qui a bouleversé l’humanité c’est celle du train entrant dans la gare de La Ciotat, le court-métrage français de référence des Frères Lumière tourné en 1895 et présenté pour la première fois en janvier 1896 et a été reçu avec « un impact particulièrement durable, il a provoqué la crainte, la terreur, et même la panique« . L’image d’un train qui venait directement vers lui a terrifié le public, criant et courant vers l’arrière de la salle.

La représentation se termine sur le constat que Serge Daney est « très démuni face aux mythes et que depuis Faust on n’a rien inventé« .
Ce que j’ai envie de dire à Serge Daney c’est que quand même le mythe de l’oncle Sam, du bon sauvage, de l’occident porteur de civilisation sont des mythes qui nous gouvernent encore à ce jour.

Ce spectacle c’est une leçon inaugurale pour un cercle d’amis, d’amis choisis, utopique et radicale, que Serge Daney nous fait sans manière ni ruban, ni fla-fla.
C’est de la culture, du savoir, de la connaissance, de l’intelligence, du sensible, du beau du très beau, du juste, de l’humain.
En un mot c’est serge Daney qui nous visite nous les ignorants et revisite ceux qui l’ont connu de près ou de loin. C’est vrai que le nom résonne et revient ici et là mais personne ne viendra vous dire et c’est cela qui fait mal, combien Serge Daney est fondamental dans une vie. A aucun moment il nous écrase avec son regard acéré qui reste doux, ce n’est pas un méchant Serge Daney, il n’est pas là pour être méchant, le film au sens générique du terme a transcendé sa vie et il le dit.
Serge Daney l’éternel passeur de l’ici et de l’au-delà.
Comme nous avons besoin de vous Serge Daney !

Et Nicolas Bouchaud donne, donne, il lui ressemble, il n’arrête pas, il est passé derrière le miroir jusqu’à lui ressembler.
Merci beaucoup à vous, merci à Eric Didry qui nous permettez de « jouer avec » Serge Daney.
Et puis il y a des livres qui aident à prolonger ces instants de grâce.

La Loi du Marcheur
(Entretiens avec Serge Daney)
(reprise)
D’après : Serge Daney, « Itinéraire d’un ciné-fils »
Réalisation des entretiens : Régis Debray
Réalisation du film : Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin
De, par et interprétation : Nicolas Bouchaud
Mise en scène : Eric Didry
Collaboration artistique : Véronique Timsit
Scénographie : Elise Capdenat
Son : Manuel Courson
Régie générale et lumière : Ronan Cahoreau-Gallier
Vidéo : Romain Tanguy, Quentin Vigier
Stagiaires : Marqaux Eskenazi, Hawa Kone
Régie : Guillaume Parra
Habilleuse : Gwenaëlle Noal

Du 29 novembre au 31 décembre 2011
Du mardi au samedi à 20h30, matinées le samedi à 17h, le dimanche à 15h30 (le 31 déc. à 18h30, relâche les 4 et 25 déc.)
Dans le cadre du
Festival d’Automne à Paris

Théâtre du Rond-Point
2 bis avenue Franklin D.Roosvelt, Paris 8e
Métro Franklin Roosevelt / Champs-Élysées Clemenceau – Réservations 01 44 95 98 21
www.theatredurondpoint.fr

Reprise les 15, 16 et 17 février 2012
Théâtre de Sartrouville / CDN
Place Jacques Brel, 78505 Sartrouville
Réservations 01 30 86 77 79
www.theatre-sartrouville.com

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