Critique d’Anna Graham
« Comprendre c’est peut-être accepter qu’on s’est trompé »
Une femme entre et nous va droit au cœur. D’emblée elle se livre et nous avoue que les poissons rouges de son fils sont morts à cause d’elle. Elle était si occupée à travailler sur « les choses du monde » qu’elle les a laissé mourir de faim. Et cet oubli nous le rapportons immédiatement à la somme des oublis que nous commettons chaque jour.
Derrière elle, il y a un banc qui nous parle de spiritualité, sur le côté, une minuscule table sur laquelle sont posées d’immenses interrogations. Qui de l’œuf ou de la poule. Il y a tant à saisir, un moment fugitif, une habitude, un effort. Elle touche à tout, s’arrête, reprend, prend son temps et d’innombrables détours. Sur sa petite musique, elle vous embarque, et vous dansez avec elle les allers et retours de ces étranges répétitions qui nous sont pourtant si familières. Emportés par l’élan, nous nous laissons porter par ce flux continu d’interpellations. Des rencontres avec des taxis, des histoires d’animaux, elle semble effleurer les choses, mais éclaire par petites touches la douce résistance qu’il lui faut opposer au monde. Et chaque pas qu’elle fait, dans lesquels nous marchons, elle nous entraîne dans une analyse plus vaste que notre champ de compréhension.
Car derrière l’apparente légèreté de ton, s’ouvre le monde des profondeurs, le sien nous renvoie subtilement aux nôtres, car de digressions en silences, elle relie notre rapport à la nature et notre nature humaine, car c’est de notre destin commun dont il est question.
« Pourquoi y a-t-il l’erreur »
Clarice Lispector est une mine d’or qui nous vient du Brésil et Bruno Bayen nous offre quelques unes de ces pépites en adaptant un de ses livres La découverte du monde. Saluons le cadeau de cet amoureux des voyages qui a construit son spectacle autour de cette voix si singulière.
La curiosité insatiable de Clarice Lispector balaie sur son passage nos longs apprentissages et nous dévoile des contrées inexplorées. Sa boussole intérieure nous invite à emprunter des routes qui nous poussent dans nos retranchements.
Emmanuelle Lafon se fait l’interprète de ce délicat cheminement et prête sa grâce et son talent à la démarche existentielle de cette voyageuse au long cours. Et nous nous imprégnons de la fragilité de notre accompagnatrice qui n’a de cesse de nous révéler les nôtres. Qui toujours nous surprend, souvent nous amuse, parfois nous bouscule en soulevant un coin de la férocité d’autrui qui pourrait tout aussi bien être la nôtre. Parfois aussi, un homme la rejoint, va et vient, intervient dans un souffle, sans pourtant l’interrompre. Et nous restons comme lui, suspendus à ses lèvres, aspirés par ce qu’elle nous inspire, absorbés tout entiers par sa quête un peu loufoque, un peu décousue. Et tout ce qu’elle dit nous étonne et fait bouger les lignes. A chaque phrase, un nouveau lieu donne à méditer. Emmanuelle Lafon nous transporte par sa simplicité, sa multiplicité, elle se plante là et nous déséquilibre. Dès le début, elle nous avait demandé de lui pardonner d’avoir trop pensé aux « choses de ce monde », à présent qu’elle nous les laisse les prendre en main, nous n’avons qu’une envie, lui exprimer notre gratitude.
La femme qui tua les poissons
D‘après La découverte du monde de Clarice Lispector
Mise scène de Bruno Bayen
Avec Emmanuelle Lafon
Au Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Du 17 septembre au 14 octobre 2012
www.theatre-bastille.com