Critique de Denis Sanglard –
Frank Castorf éventre la Dame aux camélias. A l’Odéon il organise un vaste chaos dont les acteurs et les spectateurs sortent éreintés. Surtout, fidèle à ses habitudes, il entrecroise deux autres textes « La Mission » de Heiner Müller et « L’histoire de l’ Œil » de Georges Bataille. Ce qui intéresse Castorf c’est la déréliction du monde et les idéaux trahis. Le monde est en agonie à l’image de Marguerite Gautier qui dans un sordide poulailler n’en finit pas de râler. Ce qui court au long de cette création c’est la trahison. Liberté-égalité-fraternité-trahison. Il ne semble pas y avoir d’échappatoire. Les textes sont en résonnance. Nous sommes toujours au bord de sombrer, de trahir, de foutre et de mourir. Derrière nos idéaux est tapis le sordide. Derrière le romantisme, imaginaire bien français, se loge ici une marchandisation des corps, un érotisme cru, une vulgarité bourgeoise.
© Alain Fonteray
Marguerite est entre deux mondes, position ambigüe dont elle ne peut se relever indemne. Son sacrifice n’est que l’acceptation d’une morale bourgeoise dont elle n’a de toute façon pas accès. Putain, elle meurt en putain. Elle ne peut arracher le masque qui lui colle au visage. Pas plus que Debuisson dans « La Mission » de Heiner Müller. Parti avec deux compagnons au nom de la révolution française, pour ces trois mots liberté-égalité-fraternité toujours, en Jamaïque afin de provoquer la révolte les esclaves, ils seront trahis par Bonaparte abolissant la république avant même d’accomplir leur tâche. Debuisson trahira ses compagnons « pour la honte d’être heureux ». Castorf provoque entre ses deux textes des collisions qui font sens. Comme les fragments de Georges Batailles qui surgissent au milieu de ces coups de boutoirs. L’érotisme, autre révolution, n’est que l’envers de toute chose. Un érotisme pourrissant comme la dépouille de Marguerite exhumée. Tout aussi pourrissant que cette bourgeoisie qui capte à son profit toute révolution. Erotisme bourgeois qui n’est que le cache misère d’une pornographie galopante d’un monde voyeur et malade.
© Alain Fonteray
Sur le plateau rien n’est stable. A l’image de ce décor tournant. Coté pile une favéla sordide, coté face une antichambre clean. Contradiction apparente qui n’est que l’image de Marguerite elle-même. Des bas fonds sordides d’où elle nait et meurt aux salons bourgeois d’un vide abyssal tout à à la fois expression de son dénuement, de son déclassement et de sa vacuité. Les acteurs passent de l’un à l’autre qu’un simple rideau sépare. Nous sommes de toute façon nulle part. Plus exactement au trou du cul du monde comme l’indique un immense panneau publicitaire qui surplombe l’ensemble. Les acteurs sont littéralement lâchés, eux même déstabilisés. En surchauffe permanente, ils ne peuvent s’accrocher à rien. Le chaos textuel et scénique organisé par Castorf les imprègne au premier chef. Ils se débattent. Passent d’un personnage à l’autre, de fragments en fragments. Ils sont multiples, nécessairement poreux. En ce sens ils illustrent ce que Bataille, et c’est toute la cohésion du projet, écrit. « L’impossible est le fond de l’être ». Les acteurs sont cet impossible que le chaos révèle. Pour exemple Jeanne Balibar dans la réplique qui clôt cette création est au-delà du jeu. Un lâcher prise obligé et hallucinatoire. Un théâtre de la cruauté qui les fait cavaler sans cesse au bord du gouffre à l’image de la première scène qui voit trois des actrices escalader le toit pentu de la favela chaussures à talon démesuré aux pieds.
© Alain Fonteray
La deuxième partie les soumet à rude épreuve où Castorf les filme au plus près, les scrutant, n’épargnant rien. Vidéos projetés qui voit les acteurs ainsi en gros plan, filmés dans un coin du décors qui nous est inaccessible. Vidéo qui déborde également de sa fonction quand ils sont filmés alors même qu’ils semblent être en coulisse. Comme si leur rôle devait déborder du cadre scénique devenant le jouet d’un certain voyeurisme qu’ils ne peuvent fuir. Mais également vidéos subversives contre les quelles les acteurs doivent lutter pour s’imposer. A l’image de Jean-Damien Barbin qui ne peut rien contre les images brutes livrées derrière lui, la prise de la radio-télévision lors de la révolution roumaine qui vit la chute des Ceausescu. Les acteurs sont ainsi fragilisés, au bord de l’anéantissement. C’est un sauve-qui-peut général qui ne laisse que peu de place aux sentiments. C’est le coups d’état permanent. « Mise en scène de merde ! » s’exclame non sans humour Jeanne Balibar. De même Castorf jette ça et là des images incongrus, poétiques et trash, comme autant de coups de scalpel qui éviscèrent encore davantage la scénographie et brouillent les fragiles repères qui semblaient nous rester. Collages surréalistes qui procèdent du rébus où le théâtre est ainsi tout à la fois dépouillé de ses attributs et affublés d’éléments qui lui sont par essence étrangers et concurrentiels contre lequel il doit lutter. Cette tension permanente, cette agitation constante, crée une dynamique, une apnée qui donne le vertige. Cela fait sens pourtant. Debuisson (Jeanne Balibar) donne la clef de cette fresque apocalyptique. « Elles ont roulés dans tous les ruisseaux, se sont vautrées dans tous les caniveaux du monde, trainées dans tous les bordels, notre putain la liberté, notre putain l’égalité, notre putain la fraternité. Maintenant je veux être assis là où on rit, libre pour ceux qui me plaît, égal à moi-même, frère de moi-même et sinon de personne. » L’idéal révolutionnaire à laissé place à l’individualisme. Ultime trahison. « La Dame aux camélias » de Castorf est une mise en scène obscène en ce sens qu’elle se focalise sur la dégradation, comme pour Bataille, qu’elle implique et noue le pur et l’impur, à l’image de Marguerite Gautier. Et qu’elle dépasse le simple individu pour atteindre le cadre social et le champ politique. Ce qu’exprime ainsi Debuisson. Castorf ne lâche rien et ne donne aucune clef. Théâtre du chaos qui révèle l’impossible, mise en scène provocante qui remet également le théâtre en question, cette création dont on ressort sonné est un constat lucide, cynique jugeront certain.
La Dame aux Camélias
D’après : Alexandre Dumas fils, Heiner Müller La Mission, et Georges Bataille Histoire de l’œil
Mise en scène : Franck Castorf
Avec : Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Vladislav Galard, Sir henry, Anabel Lopez, Ruth Rosenfeld, Claire Sermonne
Dramaturgie : Maurice Farré
Décor : Aleksandar Denic
Costumes : Adriana Braga
Musique : Sir henry
Vidéo : François Gestin
Son : Dominique EhretDu 7 janvier au 4 février 2012
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche 15hOdéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, Paris 6e
M° Odéon — Réservations 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.fr