Critiques // Critique • « Clients » d’après Grisélidis Réal par Clotilde Ramondou au Théâtre Paris-Villette

Critique • « Clients » d’après Grisélidis Réal par Clotilde Ramondou au Théâtre Paris-Villette

Jan 07, 2012 | Aucun commentaire sur Critique • « Clients » d’après Grisélidis Réal par Clotilde Ramondou au Théâtre Paris-Villette

Critique de Denis Sanglard

Tombeau pour Grisélidis

Grisélidis Réal (1929-2005), catin révolutionnaire et écrivain suisse, militante de la cause prostituée dès les années 70 en France avait une écriture lyrique, large et crue. Ecriture flamboyante d’une femme qui ne l’était pas moins. Pute magnifique pour qui la prostitution relevait d’un humanisme, un service rendu aux hommes perdus, une gifle à la morale bourgeoise percluse d’hypocrisie et crachant sur celle dont elle utilise les services. Elle les aimait ces hommes qui frappaient chez elle dans son petit appartement des Pâquis à Genève, même si cela était dur, violent parfois. Grisélidis Réal était lucide. Mais la pire violence faite à ces femmes laborieuses, ouvrières du sexe, c’était sans nul doute – et c’est encore – les politiques de plus en plus liberticides au nom encore une fois de la morale, du contrôle politique des corps et de la sexualité. « Qu’il y ait des prostituées malheureuses, je ne discute pas. C’est une évidence. Si les lois, la police, la justice et les gouvernements étaient moins dégueulasses, si on les traitait et on les respectait mieux, il y en aurait déjà moins. A part cela, il y en a aussi qui à force de lutter et à force de travail, de mérite, arrivent à gagner du bonheur. Mais de cela on ne parle pas. Trop immoral tout ça ! Si le bonheur se trouvait uniquement dans la morale, de l’autre côté des trottoirs, ça se saurait ! Et c’est bien la raison pour laquelle, ne l’ayant pas trouvé, nous l’avons cherché ailleurs !.. » (1). Les lois récentes du gouvernement Sarkozy montrent encore une fois que le combat est loin d’être achevé. En ce sens cette création est plus que nécessaire, elle devient un engagement. D’autant plus pertinent qu’elle évite heureusement l’écueil d’une représentation sur la prostitution et de ses clichés attendus.

© Fred Kihn

Alex. Sourd, petit, visage un peu dur – ne bande pas – à manipuler avec tendresse et une extrême douceur. 80Frs. Ne pas sucer – baise tant bien que mal…

Ce n’est pas à un roman de Grisélidis Réal que Clotilde Ramondou s’est attelée. Grisélidis Réal avait confié à Jean-Luc Hennig pour publication son petit carnet noir, son journal de passe. Une liste de quelque 220 prénoms, ses clients, les tarifs. Sont inscrits leurs préférences, leurs caractéristiques physiques, parfois leurs appartenances sociales. Pas de discours sur la prostitution mais une description lapidaire de pratiques sexuelles tarifées qui dessine en filigrane le portrait de la sexualité masculine étouffée par la morale sociale. Qui dans l’appartement des Pâquis trouve enfin son exutoire. Dans ces notes c’est aussi toute la compréhension et l’acuité de Grisélidis Réal envers ses hommes. « Chacun des hommes qui vient ici est unique, et je les aime de plus en plus même si c’est dur, insupportable, terrible, et qu’ils viennent déverser en moi non seulement leur sperme, mais aussi leurs fureurs, leurs douleurs, l’amertume, la douceur, le désespoir des pauvres et des blessés. Je suis une urne secrète, remplie à se briser, folle et sourde, impuissante… Et lucide. Eclatée. » (1).

Aymé (boulanger). Yeux bleus, physique de catcheur – très gentil – aime la douceur et les caresses, longtemps – a acheté La PartagéeA pris goût à un doigt dans le cul très tendrement.

Clotilde Ramondou c’est avant tout un corps qui sur le plateau nu se déploie lentement au fil d’une énumération. Elle semble s’emplir de ces corps écrits, les avaler, s’en nourrir. Caresse l’espace devant elle, avance comme à tâtons, somnambule ivre à tant de corps frottés. Evitant l’anecdote et le clichés, le fantasme d’une prostitution que de toute façon le texte, dans sa formidable crudité, ne permet pas, elle a choisi la radicalité absolue, la sécheresse d’un procédé performatif sur le fil du rasoir. Un à un nous entendons les noms de ses hommes. Cela tient de la douceur d’une cérémonie, d’un rituel mémoriel. C’est à la fois d’une violence incroyable et d’une douceur phénoménale dans la révélation d’une intimité soudain révélée, une mise à nu de l’homme soudain dépouillé et fragile. Ces corps absents et leurs désirs récurrents, leurs souffrances, semblent envahir bientôt le plateau. Peu à peu surgissent une poignée d’hommes venus de la salle. Qui bientôt entonnent un lied de Schubert, avant de vaquer chacun à des activités mystérieuses et singulières entre la salle et le plateau, de se tourner vers Clotilde Ramondou, de l’interrompre parfois. Cette dernière, bientôt installée dans les gradins, en pleine lumière, fait exploser toute distance. Un inconfort provoqué, une provocation salutaire qui abolit soudain toute protection. L’obscénité du regard porté, le voyeurisme du spectateur vole en éclat. Nous sommes pris à partie, pris en étau. Nous sommes ces hommes et leurs parts obscures à qui elle semble s’adresser directement. Nous sommes un chœur, le même qui entonnent un second puis un troisième lied, caresse musicale dont les voix et les corps multiples sont autant d’identités possibles, d’individus rassemblés autour d’une figure aimante, maternelle et tarifée. Le regard soutenu de Clotilde Ramondou sur la salle ébranle et amène à ce troublant et explosif constat : c’est nous qui sommes regardés. Le regard porté sur le sujet est inversé. C’est une pute qui regarde ses client, dénonçant, inversant, annihilant la mécanique de l’obscène et pire, le compassionnel d‘autrui. C’est ça qui est révolutionnaire chez Grisélidis Réal.

Bernard 3. Blond bon enfant, 43 ans, vit chez son vieux beau-père de 70 ans qui lemmerde – (celui qui a assassiné mon pauvre petit chat) – Sucer, baise, 100Frs

Une déstabilisation qui, évitant ainsi avec adresse tout voyeurisme, place ainsi cette création au-delà d’un simple constat sur la prostitution mais rejoint l’engagement de Grisélidis Réal pointant le doigt sur nos propres contradictions, violentes, entre la morale sociale et notre face inavouée. Il n’y a pas de provocation dans ce renversement de perspective. C’est une réponse claire aux tenants de la morale publique, à la violence politique envers ses femmes et ses hommes. La réussite de Clotilde Ramondou est de rester toujours sur la ligne de crête. Ni pathos, ni provocation. Une lecture brute, âpre, un inventaire. Une voix. Ce petit carnet noir valant bien plus qu’un discours sur la prostitution recèle dans sa sécheresse apparente une formidable et terrifiante part d’humanité. L’exigence et l’intelligence de Clotilde Ramondou est de n’avoir cédé en rien et de restituer simplement cette contradiction entre violence et tendresse. Un spectacle difficile et rare.

« Nous sommes et nous resterons libres. Libres de nos corps, libre de nos esprits, libres de notre argent gagné à la sueur de nos culs et de nos cerveaux. Libres comme des oiseaux migrateurs habillés de couleurs somptueuses, survolant de très loin la misérable boue où l’on voudrait nous enterrer. » (2)

____________________

  1. Extraits de La Passe imaginaire (Éd. Verticales), correspondance entretenue de l’été 1980 à l’hiver 1991 par Jean-Luc Hennig et Grisélidis Réal.
  2. Préface à la nouvelle édition du Carnet de bal d’une Courtisane, 2005.

Clients
– Spectacle pour adultes –
De : Grisélidis Réal, Carnet de bal d’une courtisane (Éd. Verticales)
Et trois Lieder pour chœur d’hommes à capelle de Schubert sur des poèmes de Goethe, Shiller et Krummacher
Mise en scène et interprétation : Clotilde Ramondou
Direction Musicale : Jean Christophe Marti
Hommes de chœur : Florent Baffi, Antoine David, Victor de Oliveira, Patrick Gufflet, Christophe Gutton, Emilien Hamel, Mehdi Idir, Lionel Mendousse, Pascal Omhovère, Michel Ouimet
Collaboration artistique : Hervé Falloux
Scénographie et costumes : Laurent Deratte
Lumière : Marc Delamézière
Régie générale : Julien Barbazin

Du 3 au 21 janvier 2012
Lundi, mercredi et samedi à 19h30, mardi, jeudi et vendredi à 21h

Théâtre Paris-Villette
Parc de la Villette, 211 avenue Jean Jaurès, Paris 19e
Métro Porte de Pantin – Réservations 01 40 03 72 23
www.theatre-paris-villette.com

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